Chronique d’une catastrophe sans cesse retardée

Article Bruno Bertez du 12 juillet 2015

Titre : Chronique d’une catastrophe sans cesse retardée

On tutoie le précipice. Mais, comme toujours depuis 2008/9, chaque fois que l’on s’en approche, l’élastique joue le rôle de corde de rappel et, brutalement, on s’écarte de la zone dangereuse.

L’effet est contradictoire. D’un côté, la dislocation progresse, la fragilité se propage et gagne en évidence, mais, de l’autre, et en sens inverse, l’effet de rappel, le sauvetage in-extremis, rassure et renforce l’idée que l’on ne laissera pas tomber les marchés. Le bien et le mal coexistent, le positif et le négatif se conjuguent et, finalement, cela tient. La preuve? Ce commentaire du spécialiste local chinois pour Goldman Sachs, il est positif sur le marché, non pas parce que cela va s’arranger, mais parce que le gouvernement, selon lui, « a encore beaucoup de munitions »!

Nous ne critiquons pas, car c’est exactement notre argument. Il se résume à ceci: tout est pourri, faux, fragile, mais il est trop tôt pour qu’il soit déjà trop tard. Et le pire, c’est que cela est vrai. Et c’est ce qui nous distingue des Cassandres, nous savons que tout est pourri, instable, faux, mais nous savons également que les moyens existent pour tout faire tenir, et que cela pourra tenir encore longtemps. Longtemps, cela veut dire aussi longtemps que l’illusion monétaire restera forte, aussi longtemps que la demande de monnaie restera forte. Car c’est la monnaie qui permet de tout colmater, de tout peindre en rose, de recouvrir les fissures. Et la demande de monnaie n’est pas à la veille de s’effondrer. Elle restera, elle restera forte, on pourra en créer beaucoup et masquer tous les problèmes. La demande de monnaie n’est pas prête à s’effondrer.

Après une déroute sans précédent, les marchés chinois ont rebondi. C’est un faible mot, ils ont enregistré le rally le plus brutal et le plus puissant depuis 2008 avec une envolée de 10%. En deux jours. Le Dax allemand, au bord du gouffre, a rebondi de 2,9%. Les places européennes en moyenne ont remonté de 3%. Les taux se sont un peu détendus. Le marché américain, à la traîne depuis quelque temps, a repris 1,2%. Il n’y a que les matières premières à être restées accrochées sur le bord de la falaise, il est vrai que les « commos », c’est plus lourd que le vent du papier, il y a un peu de réel dedans. Et des stocks, en veux-tu-en-voila.

Ce qui nous frappe, c’est le cynisme de plus en plus grand des autorités, elles ne se cachent plus pour sauver les marchés, elles emploient tous les moyens, même les plus scandaleux, à la fois parce que l’urgence l’impose, mais également parce que ce n’est plus le temps de finasser, les opérateurs veulent voir la main invisible. Il règne sur les marchés une sorte d’ambiance de fin de règne, on sait que c’est la fin d’une époque et il n’y a plus à se cacher, au contraire. Il faut montrer que l’on est là, que l’on n’a aucun scrupule. C’est une autre forme de « coûte que coûte ». La guerre n’est plus défensive, on agresse, on montre à la fois ce que l’on veut, on agite les armes pour l’obtenir et on annonce qu’il n’y aura pas de quartier, malheur à celui qui se met en travers.

Les rois, ce sont les Marchés, contrairement à ce que l’on pourrait supposer face à ces démonstrations de force, les marchés tiennent les autorités, partout, en otage. Et cela, bien peu l’ont compris. Avant, c’étaient les systèmes bancaires qui tenaient les responsables en otage, mais l’interconnexion des banques et des marchés, puis le gigantisme des marchés, ont fini par rendre les responsables totalement serfs des Bourses. Elles sont “too big to fail, too big to fall”.

Ceci conforte notre thèse qui est que les hommes ne sont que les pâles gestionnaires apparents d’un système qui les dépasse. Le Roi, le Chef, c’est le Marché. C’est lui qui impose, c’est lui qui commande et eux ne font que faire semblant de décider alors qu’ils courent derrière.

Si on en croit les commentaires, la chute n’a été qu’une occasion de plus d’acheter à bon marché. Une péripétie dont il fallait profiter. Aussi bien en Chine qu’en Europe. Ils, le grand « ils », finiront par faire ce qu’il faut. Ce raisonnement néglige le fait que l’on a déjà fait tout ce qu’il fallait et que cela n’a pas marché. On va de bulles en bulles, de réinjections en réinjections et puis… rien. Entretemps, on perd de vue le fait que ce qui a été fait vide les arsenaux et que le rendement ne cesse de s’émousser. Normal, il n’y a plus que des prédateurs sur les marchés et ils apprennent vite. Mais qu’importe après tout, puisque par la printing press, on a un arsenal qui parait immense.

Nous vivons de l’histoire en temps réel et, dans le présentisme régnant, en fait, personne ne le voit ou ne le commente. Les bulles éclatent les unes après les autres, on colmate. On a déjà oublié l’accident de la bulle des Bunds allemands. Elles s’enchainent et on est incapable de voir la logique qui est à l’œuvre. Logique, qui est celle de la fin d’une époque. D’abord, celle de la fin du grand Reflation Trade, ensuite celle de la fin de la concertation internationale et, enfin, celle de la fin de la financiarisation impériale autour du Centre anglo-saxon. La bulle de l’Union Européenne éclate sous nos yeux et elle brille tellement que personne ne la discerne, la bulle de la globalisation se termine par la désignation, cette semaine, par les militaires américains, de la Russie et de la Chine comme « menaces pour la sécurité nationale américaine » et cela passe inaperçu. On installe dans chaque tête une machine de guerre, on totalitarise, et les élites acquiescent, il n’y a rien à faire, c’est la fin de l’Histoire, n’est-ce pas? Pourtant, tout est lié, la guerre, la finance, la monnaie, la politique et la géopolitique. Faut-il mettre les points sur les « i » de ce qui se passe en Grèce pour le faire comprendre? La finance, la dette, tout cela, c’est de la géopolitique cristallisée.

Le désordre généralisé est escamoté. Il passe inaperçu parce que sa manifestation est essentiellement financière et que, en tant que désordre financier, il est masqué par un désordre monétaire encore plus grand, lequel crée une impression d’abondance et de richesse. Le fait que la richesse soit « bidon » et que l’enrichissement soit scandaleusement inégalitaire n’effleure la conscience de personne.

La philosophie des marchés efficaces donne la priorité aux nouvelles, les nouvelles donnent la priorité aux événements et la multiplication des événements masque l’Histoire. Il n’y a plus de « sens », il n’y a qu’un monde de minis-chaos successifs. Personne ne s’avise de mettre en perspective, de mettre simplement bout-à-bout les faits. Les faits sont ce qu’ils sont, une accumulation a priori sans déterminisme, « random », jusqu’au jour où ils s’articulent et prennent sens et que l’on assiste à « la grande colère des faits ».

La philosophie conduit les gestionnaires béats à ne pas voir les dangers. Combien de fois avons-nous entendu le fameux: « mais cela, on le sait et comme on le sait, c’est dans les cours ». Non, les gens ne savent rien, ils connaissent l’écume des choses, les évidences-chiffons rouges que l’on agite devant leurs yeux, ils ne savent pas ce qu’il y a derrière. On leur a appris à considérer qu’il n’y a rien derrière, rien derrière les mots, derrière les images, derrière les perceptions. De la même façon qu’il n’y a plus de « politique » au niveau des pays, il n’y a plus de « gestion » chez les gestionnaires. Il n’y a que de petites décisions apeurées, dominées par un quotidien qui se répète et donne une impression de fausse sécurité, une illusion de confort. Le marketing de l’imbécillité politique a contaminé le marketing de la bêtise financière. Non seulement on ne prend plus de grandes décisions, on gère à la marge, c’est le hedge généralisé, mais on ne cherche même plus à comprendre  c’est devenu un handicap.

L’euphorie boursière de fin de semaine ne présage rien, elle n’anticipe rien car il n’y a plus d’initiés. Ce qui commande, ce ne sont pas les chefs Banquiers Centraux ou Gouvernements. On se focalise sur des accords ou désaccords entre les personnes, mais ce n’est plus là que les choses se jouent.

On se braque sur des mesures fiscales, monétaires, policières, mais ce n’est plus là que se joue l’avenir du système, des systèmes aussi bien européens que chinois. Tout ce que l’on fait se résume à ceci: inflater les signes, qu’ils soient de discours, de paroles, de monnaie ou d’indices boursiers. Et le résultat, c’est que l’on accroit la divergence entre le monde des signes et le monde réel. On fait une hernie d’air, de vent, de signes alors que c’est précisément de cette hernie qui produit l’état de crises récurrentes. L’inflation massive à laquelle la Chine va se résoudre n’arrangera rien, mais les dirigeants sont obligés d’en passer par là, car maintenant le risque devient politique. L’échec futur se donne à voir dans la divergence sans cesse creusée entre les indices du « papier » et les cours des matières premières.

Schauble a bien compris que même s’il y avait un accord sur la Grèce, il n’y aurait aucune véritable résolution de la crise, non seulement grecque, mais européenne. Il pressent que le ver de la dérive est dans le fruit. La Grèce est dans une spirale mortifère et le psychodrame de ces derniers jours rend inimaginable tout redressement. La spirale mortifère grecque peut-elle s’arrêter aux portes de l’Europe, c’est la question. Et personne n’a la réponse. Personne. C’est à la lueur de cette incertitude qu’il faut comprendre la proposition de Schauble de mettre la Grèce en congé de l’euro pour 5 ans. C’est une sorte d’aveu de désespoir. Si Schauble était cohérent, et s’il venait à être désavoué, il tirerait la leçon de son échec, il basculerait vers l’euroscepticisme pour défendre les intérêts allemands. L’opinion publique allemande est effrayée à l’idée de devoir signer chèques après chèques pour les Grecs, puis les Portugais, etc. avec, à l’horizon, la France dominée par le laxisme du socialisme démagogique et la prégnance du penser-faux.

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Le début de semaine va bruisser des capitulations, des accords ou des désaccords, c’est évident. Les gesticulations de pouvoir vont tenir le devant de la scène. Elles vont voiler l’essentiel. Comment remettre en marche un système bancaire qui n’a plus, ni capitaux propres, ni la confiance des agents économiques. Comment empêcher les comportements de précaution, les dysfonctionnements. Que peut faire la BCE qui s’assoit sur des dizaines de milliards de dette souveraine grecque dont tout le monde sait maintenant qu’elle ne vaut rien. Peut-elle, si nécessaire, faire face à un accident en augmentant son QE?

Dans sa dernière intervention au City Club de Cleveland, Yellen a lourdement insisté sur l’incertitude, sur les incertitudes de la période. Cela a été son leitmotiv. Pourtant, elle a confirmé son intention de hausser les taux. Elle n’est sûre de rien, mais elle doit monter les taux. L’une des raisons est certainement passé inaperçue, mois nous l’avons noté: c’est le besoin de reconstituer des marges de manœuvre. Nous en aurons besoin, en effet.

Recent Developments and the Outlook for the Economy at the City Club of Cleveland, Cleveland, Ohio.

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