Billet: contre le misérabilisme franchouillard

« Manuel Valls a déclaré jeudi qu’il fallait légiférer « maintenant » sur les salaires des dirigeants des grandes entreprises mais son ministre de l’Economie Emmanuel Macron a estimé que, s’il s’agit de les plafonner, ce serait un erreur de passer par la loi si la France agit seule.

« Nous avons fait le choix dans un premier temps de mettre les entreprises face à leurs responsabilités, en l’occurrence le patronat. Force est de constater que cela n’a pas été respecté, donc maintenant il faut légiférer « , a dit le Premier ministre sur RTL.

Il nous faut revenir une nouvelle fois sur cette question dite du salaire des patrons. Elle agite à nouveau la France, mais elle traverse également la Suisse. D’emblée, la question est mal posée et c’est certainement volontaire. Elle entretient la confusion entre manager et patron. Entre salaires et rémunérations.

Ce sont les managers qui touchent des sommes  extrêmement importantes. En particulier, les managers des grandes entreprises du CAC40 ou cotées en Bourse ailleurs.

Les patrons, eux, désignent une autre classe sociale; ce sont les gens qui dirigent une entreprise bien souvent petite ou moyenne, des gens qui sont connus de leurs salariés, avec qui ils ont un lien, bien souvent personnel. Dire, c’est mon patron,  a un sens, cela exprime un rapport avec le chef d’entreprise.

La question de la rémunération  des managers ne se pose absolument pas dans les mêmes termes que celle du prélèvement  du patron. Remarquez que nous disons rémunération du manager et prélèvement du patron. Les mots ont un sens.

Le manager est le représentant du capital, son mandataire. Il représente ce qui est anonyme, dispersé, mais néanmoins ce qui exerce le pouvoir et d’aucun dirait, sa tyrannie. Laquelle tyrannie se formule très simplement: tyrannie du capital et du profit. Le manager est une classe sociale particulière. Il n’est pas propriétaire de l’entreprise qu’il dirige, bien souvent, il a très peu d’actions, bien souvent même ses actions lui sont prêtées au titre de son mandat. Quand il a des actions, c’est une période intermédiaire, lorsqu’il a levé des options qui constituent son intéressement et qu’il attend une opportunité pour les vendre. Le manager n’est pas un capitaliste; nous dirions même que par certains aspects, l’aspect mercenaire, c’est tout le contraire.

Le manager, il y a plusieurs dizaines d’années, avait tendance à s’émanciper, à prendre ses aises avec les intérêts du capital. Il  s’autonomisait, c’est à dire qu’il faisait alliance d’une part avec le personnel, dont il était proche, et avec les clients avec qui il avait affaire régulièrement. Il avait tendance à traiter le capital comme une vache à lait, c’est à dire une manne que l’on sollicitait lorsqu’on avait besoin de fonds propres supplémentaires, mais que l’on essayait de réduire à la portion congrue car le capital, les dividendes et le profit étaient conçus par le manager un peu comme des contraintes, des empêcheurs de gérer selon ses désirs, pour son bien à lui, pour le bien des salariés et celui des clients. Le manager avait sa propre volonté de puissance.

Cette classe de managers a failli prendre le pouvoir. Le capital anglo-saxon a vu le piège il y a plusieurs dizaines d’années. Les fonds de pension, les organismes de gestion collective, les mutual funds, les banques d’affaires, les banques d’investissement se sont aperçus que bien souvent en tant qu’investisseurs, ils étaient les dindons de la farce dont se nourrissaient les managers et les autres partenaires de l’entreprise, auxquels il convenait d’ajouter le profiteur suprême, l’Etat.

Le capital anglo-saxon a donc repris le pouvoir, il l’a fait dans les assemblées générales en utilisant son vote; il l’a fait en devenant activiste; il l’a fait en favorisant les fusions-acquisitions, les OPA et en rachetant les actions par les buy-backs. Donc le capital anglo-saxon a repris ses droits et fait jouer, comme dirait Mélenchon, la loi d’Airain du capital. Nous en profitons pour vous rappeler cette loi d’Airain qui n’est pas, contrairement à ce que l’on croit, celle du profit maximum, mais celle de l’accumulation. La logique du capital est « une », c’est l’accumulation. On peut accumuler sans profit; l’exemple type en est Amazon qui ne gagne quasi rien. Le capital n’a qu’un but, persévérer dans son être, se reproduire et grossir. Et entretemps, peu importe ses métamorphoses, comme les chiffres d’affaires, les profits, etc.

Donc, notre fameux capital anglo-saxon a fait en sorte de reprendre le pouvoir, d’élaborer les théories adaptées à ce pouvoir, à sa gestion, et à son optimisation. De là, est né tout un corpus de théories financières comme le coût du capital. De là est né un ensemble de dispositions de gestion financière capitaliste. De là, est né un appareil juridique destiné à le mettre en forme et à l’imposer. Tout cela fait partie de ce que nous appelons très souvent la financiarisation. La financiarisation étant le processus de mutation du capital dans lequel la gestion ne se donne plus comme priorité la production, le cash-flow ou même le dividende et le profit, mais la valorisation du capital, son auto-grossissement, son inflation boursière. Ce qui était un moyen, au début du système, le capital, s’est dialectiquement transformé en une fin:  le cours de bourse le plus élevé possible, par tous  moyens, y compris par la disparition de l’entreprise et son suicide, par les rachats d’actions, les fusions-acquisitions, la grève de l’investissement. Bref, au cours de ce processus, le capitalisme s’est dialectiquement transformé presque en son contraire; il n’est plus système de production par le capital, mais système de production de capital. Et on perçoit au passage en quoi le rôle des Banques Centrales constitue le pilier du système: elles fournissent la matière monétaire qui solvabilise et permet l’inflation du capital.

Si vous analysez de près l’ingenierie du capital par les buy-backs, les IPO, les fusions-acquisitions, vous voyez que la base de ce processus, c’est la production de dettes, puisque tout se fait à crédit et vous vous apercevez qu’in fine, cette production de dettes n’est possible que parce que la Banque Centrale met à la disposition des joueurs du Monopoly des liquidités en quantités infinies et à coût quasi-nul. Les Banques Centrales par la création de dettes et l’argent facile,  rendent “actuelles”, des valeurs qui en fait ne se manifesteront que dans 20 ans ou même jamais. C’est pour cela que nous soutenons depuis longtemps que, dans notre système, le capital est produit…par le crédit.  Ce qui est quand même un comble, puisqu’à l’origine, le crédit n’était qu’un petit complément du capital. Nous soutenons par ailleurs que le capital mondial est “usé”, il a épuisé sa capacité d’endettement, mais c’est une autre histoire.

Dans leur démarche, les capitalistes anglo-saxons ont compris qu’il fallait qu’ils contrôlent les managers, qu’ils les forcent à représenter leurs intérêts et à prendre leurs distances avec les salariés, les clients, le gouvernement; bref, il fallait en quelque sorte tirer la classe des managers et l’englober dans la classe des capitalistes, lui faire adopter l’intérêt particulier du capital, ainsi financiarisé, au détriment de l’intérêt général. Et nous en arrivons tout à fait logiquement à ce que tout le monde connait: la rémunération de ces managers.

Pour attirer les meilleurs, il faut leur offrir une prime considérable. Il faut surenchérir sur les entreprises concurrentes; il faut leur donner des “salaires” colossaux; il faut leur offrir une sécurité par des parachutes dorés et il faut leur mettre des chaines pour les lier aux intérêts du capital, ces chaines ce sont les chaines dorées des stocks-options. Tout cela représente le prix que le capital a dû payer pour à la fois avoir les meilleurs managers et en même temps s’assurer leur dévouement. On se prend à rêver et si la France avait eu un vrai grand manager pour remplacer Lauvergeon à la tête d’Areva ou même si elle en avait eu un pour gérer le pays à la place de Hollande!

Le bon manager est celui qui enrichit les capitalistes, qui fait monter le cours de bourse, qui fait les plus gros rachats d’actions, qui verse les plus gros dividendes, et accessoirement assure la croissance la plus forte et la plus régulière. C’est celui qui met l’entreprise en bonne position sur le marché financier ou qui, à la rigueur, la met en position d’être proie attractive dans une OPA. L’efficacité de l’action du manager consiste à inflater la valeur du capital. Ce n’est pas un hasard si l’on a créé ce nouveau terme qui n’existait pas dans le vocabulaire capitaliste auparavant: la création de valeur.

Pourquoi le manager qui enrichit à milliards ou à dizaines de milliards le capital par l’ingénierie décrite ci-dessus n’aurait-il pas, dans le système du capital financiarisé, droit à une part du gâteau? Après tout, c’est à lui (et à la Banque Centrale) que les capitalistes doivent leur enrichissement. La solidarité entre les managers et le capital se concrétise  par ce partage de la plus-value. Elle se concrétise par l’attribution aux managers d’une fraction de l’enrichissement des capitalistes. Et qu’est ce que quelques dizaines de millions d’euros ou de dollars, quand la capitalisation boursière inflate par dizaines… de milliards. Vu sous cet angle, on doit considérer que la part du manager est finalement plutôt misérable.

Venir, comme le font les socialistes, les moralistes,  et le public, comparer la rémunération des managers à un SMIC est une imbécilité sans nom. Le manager ne travaille pas, il accomplit une mission pour le compte du capital. C’est un mandataire, un représentant du pouvoir en quelque sorte. Et à ce titre de complice,  il touche une part de la plus-value, Georges Bataille dirait une part de la « part maudite ».

La France   se caractérisent par l’ambiguité.  Ce pays  est incapable de choisir. Il  a adopté tout ce qui est négatif dans le capitalisme financiarisé mondialisé , mais il refuse d’en jouer correctement les règles. On ne peut être plongé dans un monde anglo-saxon, soumis à la loi d’Airain du capital, accepter la mobilité du capital, être soumis à la concurrence du capital mondial et en même temps, refuser de fonctionner selon les règles qui permettent la réalisation de l’optimum. La France veut monter sur un ring pour se confronter aux grands, mais elle refuse tout ce qui lui permettrait de leur tenir la dragée haute. La France c’est Pierre de Coubertin généralisé: “l’essentiel c’est de participer”, pas de gagner! Ou un pays accepte de se fermer progressivement, de rechercher une voie autonome, de se protéger, ou bien alors, il apprend à jouer comme les autres. Même si cela est dur et immoral.

Intervenir dans un marché mondial ouvert où la mobilité du capital est totale, où la concurrence pour les meilleurs managers est féroce, sans se donner les moyens d’attirer les meilleurs c’est garantir l’affaissement des entreprises. Aucun manager de niveau mondial n’acceptera de travailler pour 5 millions d’Euros par an s’il peut en gagner 35 au grand large. Et c’est exactement la proportion qui existe entre les chiffres. En faisant le grand écart entre le système capitaliste financiarisé dans laquelle elle veut s’insérer, et un système soi-disant « moral social-démocrate franchouillard », la France se condamne à la régression.

Nous n’y pouvons rien, ce n’est pas nous qui avons choisi cette insertion imbécile. Nous ne faisons que la constater et faire ressortir cette évidence qui devrait s’imposer à tous: si le capital est mondial, si le marché des managers est mondial, alors il y a concurrence et il y a tendance à l’égalisation des rémunérations.

Revenons à nos petits patrons. Ce sont les vrais patrons. C’est à dire ceux qui sont propriétaires et qui, en même temps, travaillent. Ces gens-là ne sont pas clivés, ils réunissent le capital et le travail sous une même et seule personne. Bien souvent, ils ne se versent pas de rémunération. Ou alors leur rémunération vient en dernier dans les priorités de l’entreprise. Bien souvent, leur patrimoine, aussi bien que leurs liquidités, sont à la disposition de l’entreprise sous forme de compte courant.

Bien souvent, au lieu de prendre, ces patrons-là donnent.

 

Laisser un commentaire