La lutte contre la grande dégringolade

La lutte contre la grande dégringolade

MERCREDI, 10.08.2016
Agefi Suisse

Des nouveaux ralentissements économiques sont imminents. Il faut aller plus loin que les achats de titres souverains. Il faut passer au Corporate

Bruno Bertez

Les citoyens vivent dans un monde d’illusions. Ils le vivent, dans leur quotidien, mais ils ne le savent pas. La tête et les yeux  sont disjoints. Ils ne comprennent pas ce qu’ils voient ou entendent. Cela n’empêche pas les intuitions, les perceptions vagues et confuses, bien sûr, mais ce qui manque, ce sont les liaisons, les articulations qui permettent de rendre les choses intelligibles, compréhensibles et donc transmissibles. La montée des populismes exprime et traduit les intuitions, le «difficile à dire» et le trop complexe. Le primaire, tout en étant un facteur de progrès de la prise de conscience, est un handicap car il se laisse facilement déprécier. L’expression primaire, dite populiste, empêche l’expression politique cohérente, propre, acceptable socialement.

Le bonheur est toujours pour demain. Partout, les gouvernements n’arrêtent pas de dire, ou de promettre, que cela va ou va aller mieux. Ils multiplient les artifices, ils enfument, ils relèguent les critiques comme manifestations extrémistes de type fasciste. Comme la situation réelle empire et que les risques se concrétisent peu à peu, à l’image de celui du Brexit, nos sociétés se coupent, se divisent et se disloquent. En mentant et mystifiant, les gouvernements aggravent les situations et ruinent leur fond de crédibilité. Personne ne semble prendre la mesure d’un phénomène comme celui de la résistible ascension de Trump ou mieux la mesure de ce que nos sociétés sont obligées de dévoiler en tentant de s’y opposer: elles sont obligées de tomber les masques, de se donner pour ce qu’elles sont: des sociétés gérées dans le seul intérêt de classes et d’intérêts particuliers.

Les alertes se multiplient, se rapprochent, se diversifient. Nous avons connu la Grande Récession pendant 18 mois, et en fait nous n’en sommes jamais vraiment sortis. Le fil du progrès des niveaux de vie, malgré l’accélération des technologies et des processus est rompu. L’actif potentiel de nos systèmes a poursuivi son mouvement historique, mais le passif a progressé encore beaucoup plus. Ce qui donne un net, un solde profondément détérioré.

Selon McKinsey, les deux tiers des citoyens de l’OCDE ont en ce moment un niveau de vie qui est plus bas que celui qu’ils avaient en… 2005. Nous sommes en dépression longue étirée par les artifices destinés à la masquer et à accoutumer les citoyens à la régression.

Un nouveau ralentissement se dessine. Sur la base des indicateurs économiques considérés comme les plus fiables, la performance économique globale est médiocre, molle, erratique. La force sous jacente, celle que l’on trouve sous les mouvements habituels d’oscillation aléatoire, est singulièrement diminuée en regard de celles qui ont prévalu dans le passé. On ne peut mieux dire que le ministre chinois du Commerce, lequel, il y a quelques jours, affirmait: «la situation économique globale est»compliquée et sinistre».

De tout ceci, témoignent certains signes et symptômes parmi lesquels nous relevons:

-impossibilité pour le Centre mondial, les Etats-Unis, de normaliser leur politique monétaire malgré la multiplication des effets et conséquences négatives non voulus;

-la performance détestable du commerce mondial qui est quasi en mode «pause»;

-les mises au rencart des hommes et des machines;

-la situation effrayante du secteur bancaire en particulier de l’européen, mais aussi celui de nombreux émergents et de la Chine;

-l’épée de Damoclès d’un endettement mondial vertigineux qui rend périlleux le surplace et la déflation;

-la quasi-stagnation des dépenses d’investissements productifs;

-l’échec des tentatives désespérées du Japon malgré des prises de risque de plus en plus aventureuses.

La situation est bien, comme le dit le ministre chinois, «compliquée et sinistre». Les variations, les hauts et les bas, erratiques, permettent aux autorités de dissimuler le paysage d’ensemble. Même les USA, qui semblent pourtant les mieux placés, hésitent entre la stagnation et la croissance molle, sans aucun signe de Jeunes pousses, de «green shoots». Même l’emploi commence là-bas à donner des signes de détérioration; les indicateurs avancés, les conditions de l’emploi, tout cela s’infléchit vers le bas.

Pendant ce temps les bourses caracolent sur des sommets. L’accélération et la multiplication des facteurs de risque mondiaux créent une sorte de panique qui précipite les investisseurs et les spéculateurs alternativement vers la recherche de sécurité, d’une part, et les conduit à s’arracher le moindre placement qui rapporte encore un peu, d’autre part. C’est le jeu de balancier du Risk-on/Risk-off, qui, dans un univers privé de rendement, explique les sommets atteints par les prix des actifs financiers. Ces prix n’expriment rien d’autre que la gravité de la situation et sa perversion.

La richesse papier est fictive, elle est le reflet de l’appauvrissement et de la crise. Face à un excédent considérable de liquidités en quête d’emploi, ce que nous appelons le Mistigri, les possibilités de rendement sont de plus en plus restreintes, on se les arrache au mépris des considérations fondamentales à l’ancienne mode, lesquelles conduiraient à tout éviter et à stocker le cash.

Les taux des fonds d’Etat sont «rock-bottom» ou négatifs, les primes de risque, de durée, de liquidité et de volatilité sont laminées, archi-laminées. Plus rien ne présente, c’est le cas de le dire comme Bill Gross, «intérêt, tout est devenu risqué au-delà des normes».

La mécanique des Banques Centrales est redoutable, on ne peut y échapper: elles retirent du rendement du portefeuille mondial en achetant des titres à long terme comme les fonds d’Etat; en contrepartie pour payer, elles créent de la monnaie de base et des réserves bancaires;  ces réserves et cette monnaie de base doivent bien être détenues par quelqu’un, c’est le Mistigri; les détenteurs essaient de s’en débarrasser en achetant des actifs, en les surpayant, et ainsi, ces actifs  rapportent de moins en moins.

La valeur des actifs traduit, exprime la politique monétaire et non pas la situation de la sphère réelle. Tant que la Banque centrale ne retire pas la «base money» et maintient le surplus, il faut rechercher en chaine, séquentiellement, les actifs et en faire monter le prix, sauf si la préférence pour la vraie liquidité, le cash, les espèces et les dépôts bancaires, augmente fortement. Ce qui signifie, «sauf si le risk-off s’installe, lequel rend le cash plus désirable que toute autre chose».

Les politiques monétaires conduisent les agents économiques à grimper de plus en plus haut à l’échelle du risque et symétriquement à descendre de plus en plus bas sur l’échelle de la qualité. Le symétrique de ce qu’on vous vend comme «risque», c’est «la perte en capital» de plus en plus garantie.

On en est à la pourriture historique, c’est à dire que les banques centrales franchissent les étapes de la dégradation de la qualité, au fur et à mesure du développement de la crise, elles accumulent dans leurs bilans des actifs de qualité de plus en plus douteuse et vous,  vous êtes obligés d’aller encore plus loin, c’est à dire de vous rabattre sur ce qui est encore moins bon!

Le nouveau choc du Brexit, qui va mettre un certain temps à se manifester et à se diffuser, va obliger le camion-poubelles des Banques Centrales à aller encore plus loin, à accentuer leur politique. Cela est déjà en cours en Grande-Bretagne où la Bank of England vient d’annoncer qu’elle allait se mettre à acheter des dettes Corporate, des dettes des entreprises.

Nous sommes dans une situation de répression, de punition. Contrairement à ce qu’on dit superficiellement, il n’y a pas de BULLE. Le dire est une facilité de langage. Il n’y a pas de bulle car il n’y a nul engouement. Non,  il n’y a nul optimisme, mais résignation, et la résignation, ce n’est pas une humeur bullaire, c’est une humeur de dépression et de déflation. Nous sommes dans une situation de répression, de punition.

Les performances sont de plus en plus réalisées par une circulation Ponzi et de moins en moins par les qualités intrinsèques de votre investissement. Le rendement est de plus en plus externe à l’investissement et de moins en moins produit de façon interne. Et le rendement interne dévient dérisoire, ce qui se manifestera un jour, à long terme, quand le public aura cessé d’avoir de l’appétit pour le jeu et cessera de se repasser les billets de loterie.

La ruine des porteurs de titres est une certitude, malgré leur enrichissement apparent de court terme.

A long terme, la classe des investisseurs sera ruinée, ce n’est pas une prévision, c’est une certitude. Il n’y a que deux choses que l’on ne peut prévoir; la première, c’est «quand» et la seconde, c’est «qui».

En effet, certains auront réussi à repasser la pourriture à d’autres avant l’échéance et c’est cet espoir qui entretient l’appétit des joueurs: la certitude illusoire d’être plus intelligent que les autres. Mais la certitude de la ruine est incontournable: comme tous les actifs financiers doivent bien être détenus par quelqu’un et que ce quelqu’un constitue ce que nous appelons la classe des joueurs, et bien cette classe sera détruite, ruinée. C’est mathématique, les cours, les valorisations ont déja pris en compte tous les cash-flows futurs, ils sont inclus dans les cours auxquels vous achetez, tous les profits à venir sont inclus dans le prix auquel vous achetez, voilà ce qui est difficile à comprendre, mais il faut le comprendre.

Que diriez-vous si vous achetiez un immeuble pour le louer, pour avoir un revenu pour votre retraite, si votre vendeur vous disait: je vous le vends à 1 million qui est sa valeur à ce jour, plus la somme actualisée de tous les revenus futurs que cet immeuble va vous rapporter en le louant! Vous comprendriez que ce vendeur encaisse à votre place ces revenus sur lesquels vous comptez pour votre retraite! Eh bien, ici, c’est la même chose, le prix des actifs inclut déjà tous les revenus futurs que vous vous escomptez alors que le cours, lui, l’escompte déjà. Le vendeur rafle tout, et laisse le»sac de pourriture«au malheureux acheteur, à la classe des acheteurs. Pour que vous, terriens, ne soyez pas ruinés en tant que classe d’acheteurs, il faudrait qu’une nouvelle catégorie d’investisseurs venus d’ailleurs se présente, que vous puissiez vendre à la classe des acheteurs martiens par exemple.

Le jeu sur la valeur des actifs-papier a détruit l’incitation à investir. Le taux de croissance des investissements productifs dans nos économies, depuis la fin des années 90, est moins du quart de ce qu’il était au demi siècle précédent! Voilà le résultat de la financiarisation: elle prétendait accélérer les investissements et la croissance, elle a échoué. Pourtant les banques centrales ont accéléré la production de monnaie, la production de crédit, la fourniture d’assurances, et la production d’actifs financiers qui a statut de capital. Jamais le stock de dettes, de crédits, de capital d’entreprise n’a été aussi élève et aussi rapidement croissant. La valeur que nous assignons à l’ensemble de nos appareils productifs et improductifs et fictifs n’a jamais été aussi colossale en regard de la valeur ajoutée qu’ils produisent. Ce n’est pas un signe de richesse, ce n’est pas un»wealth effect«, c’est un signe de misère. Conséquence, les rentabilités réelles n’ont jamais été aussi faibles et surtout mal réparties. La création de valeur dont la finance se gargarise est une hausse de misère.

La richesse est une richesse de papier qui ne vaut que parce qu’elle est oisive, elle ne part pas à la recherche de ses contrevaleurs. C’est une chaine du bonheur. La richesse fictive, la richesse papier tue la richesse réelle et dissuade de la créer, de la produire, on s’enrichit en dormant et en coupant en quatre les cheveux des banquiers centraux. Plus le papier enrichit, plus il fait concurrence à l’investissement productif, seul créateur de richesses. La richesse papier est un processus de répartition, de transfert et de vol. Le gonflement de la richesse papier est une injure à l’économie réelle et à ceux qui la font marcher. La seule richesse d’un système économique est celle qui recouvre sa capacité à produire; la richesse papier est un gigantesque jeu à somme nulle dont le résidu est la croissance des inégalités et la destruction de nos sociétés. La masse colossale de richesse papier ne fait rien d’autre qu’exprimer le caractère parasitaire de notre forme de développement et sa capacité à intermédier l’argent, le crédit, les promesses. On produit en chaine de la richesse papier déconnectée de l’investissement réel.

Aux USA, l’investissement brut productif réel au cours des dix dernières années a progressé de moins de 0,5% l’an! C’est une fraction minime de la progression constatée dans les décennies qui ont précédé. C’est parce que l’épargne est détournée de l’investissement que la masse de richesses fictives, intermédiées, richesses de circulation, richesses de recherche de différences et d’écarts, s’accroit depuis la financiarisation. La richesse papier est un miroir de l’intermédiation, pas un miroir de la vraie richesse, c’en est au contraire son mirage.

On aborde la phase terminale, le rendement des stimulations chute. Nous sommes, bien entendu, dans la phase que nous qualifions de Terminale. Non pas terminale en termes de temps, mais en terme logique, c’est le commencement de la fin. La phase terminale se caractérise par le rendement de plus en plus faible des mesures de stimulation, elles se bornent, à ce stade terminal, à soutenir l’édifice. Elles ne sont plus que des mesures de soutien. Nous sommes à la veille de nouveaux ralentissements économiques. La rechute du pétrole l’annonce. La récente initiative du gouvernement japonais et celle de la Bank of England, qui précèdent la prochaine initiative de la BCE, en témoignent.

Depuis la Grande Crise Financière, il a fallu 673 baisses de taux d’intérêt, rien que pour tenir, pour enrayer la dégringolade. Cela correspond en moyenne à une baisse de taux tous les trois jours en 8 ans pour les seules 50 plus grandes Banques Centrales. Il faut maintenant au minimum 2 trillions de QE, de monétisation des dettes à long terme, pour tenter de stabiliser l’édifice. Il faut aller plus loin que les achats de titres souverains, il faut passer au Corporate: les entreprises ont contracté plus de 50 trillions de dettes dont 10 trillions viennent à échéance au cours des trois/quatre prochaines années. Pas pour croitre, et non! Pas pour investir et embaucher, non, rien que pour stabiliser. Les Chiffres sont de JP Morgan.

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