Dès les premiers soubresauts de la crise nous avons été pessimiste. Nous avons développé l’idée terrible que cette crise n’était pas un simple accident, qu’elle n’était pas « contained », contenue circonscrite et qu’elle allait remonter des produits financiers en cause aux institutions émettrices, aux marchés, aux théories, au droit, aux nations, au social, à la politique et finalement à la géopolitique. Nous avons tout de suite compris deux choses:
1- dans la voie suivie pour la traiter, il n’y avait pas d’issue et pas de possibilité de retour en arrière, « ils ont brûlé les vaisseaux » avons nous écrit tout de suite
2-c’est l’ordre du monde qui allait être bouleversé, car la crise réintroduit la rareté des richesses et de l’emploi, et la rareté réintroduit les conflits dans l’ordre mondial;
Nous avons ajouté que la lutte serait à mort pour savoir qui allait être laminé, ce sont nos propres mots et qui allait conserver son statut. Aussi bien au plan individuel qu’au plan des classes sociales ou au plan des nations. Nous avons très rapidement prédit la fin de la concertation, la déglobalisation, la redomestication, tant il s’agissait d’une évidence.
Nous avons expliqué à longueur de colonnes que la logique du système, la logique de l’ordre ancien était d’essayer de se survivre, de se reproduire et que les classes sociales au pouvoir utiliseraient tous les moyens cyniquement, pour ne pas déchoir. Pour elles, c’est comme dans les années 30, une question de vie et de mort. Ceci nous a conduit é prévoir l’éclatement des consensus sociaux sous les coups de boutoir de l’austérité et de la volonté d’augmenter le taux d’exploitation des salariés.
Jusqu’en 2011 et 2012, nous sommes contentés d’une interprétation en termes de crise d’excès dettes, d’insolvabilité et d’accumulation excessive de capital fictif, financier et financiarisé. Après les tentatives vaines en matière d’austérité, nous avons remonté, approfondi et nous avons abouti à cette idée que la crise signifiait que l’on avait touché des limites, les limites des tentatives de maintien du taux de profit, puis du profit tout court attribuable capital accumulé. Nous avons alors développé l’idée de la nécessaire destruction pilotée du capital fictif, c’est le plus facile à détruire, en théorie. Pour nous il y a surproduction, non pas de richesses, mais de « passifs », de droits et de promesses. Nous en avons trouvé confirmation dans le constat que malgré les taux keynésiens bas ou nuls, les dépenses en équipements productifs, les investissements ne repartaient pas. La productivité chutait: le capital utilisait l’argent mis à sa disposition pour se racheter, se verser des dividendes, faire du mécano. A partir de là, nous avons formulé notre interprétation autrement: nous sommes dans une crise du taux de profit: il est devenu structurellement insuffisant pour soutenir tout le capital existant, le productif, le fictif et le capital social accumulé sous forme de retraites, de couverture santé .
Ceci nous a conduit à formuler plus nettement notre pronostic de conflit armé, de guerre ouverte: les classes dominantes internationalisées sous le signe de la finance, mondialisées, bref l’oligarchie mondiale allait entrer en conflit avec les bourgeoisies et les classes moyennes nationales, dans le cadre d’une lutte pour le profit pour les uns et d ‘une lutte pour la survie pour les autres. Bref nous avons caricaturé la situation comme étant une lutte à mort entre une bourgeoise compradore mondialisée et une bourgeoisie petite et moyenne nationale, qui n’a de salut qu’identitaire.
Nous en sommes là, nous restons sur cette interpretation.
Il y a quelques jours, deux jours, nous avons écrit et soutenu que « les populistes étaient les remparts contre la guerre ». Ceci nous a conduit à évoquer la relation qui existe entre les populistes , les partis populistes, les médias populistes et la Russie. Ce n’est un mystère pour personne que les populistes du monde entier, y compris aux USA et les soutiens de Trump, soutiennent la Russie, ils soutiennent sa vision d’un monde multipolaire. On comprend mieux, à partir de là, la volonté des néocons dont le cheval électoral est Clinton, de continuer les manoeuvres pour faire chuter Poutine, l’encercler, et provoquer un changement de régime qui prendrait appui sur la fraction de la bourgeoise russe qui est mondialisée.
Comme disait G.W. Bush, mission accomplie, nous y sommes dans notre cheminement. Nous avons fait le tour, … pour le moment Tout se déroule comme cela devait se dérouler. Notre seule surprise est de constater que les classes dominantes sont aussi cyniques, elles ne cachent ni leur alliance planétaire, ni leur objectif maintenir leur domination. Elles prennent le risque de détruire le mythe, le cache sexe de la démocratie.
Il y a peu d’ouvrages informés sur la Russie d’aujourdhui, peu d’ouvrages utiles pour le type de décodage que nous faisons de l’actualité mondiale. C’est la raison pour laquelle nous sommes contents d’attirer votre attention sur un opuscule publié chez Delga. Il est intitulé »La nouvelle Russie est elle de droite ou de gauche ». Auteur Bruno Drweski.
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L’extrait suivant appartient au chapitre « Puissance de second ordre, puissances émergentes et hyperpuissance vieillissante ? », du livre La nouvelle Russie est-elle de droite ou de gauche? de Bruno Drweski (ndlR)
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Les États-Unis sont devenus après 1991, au moins en apparence et pour un moment, la seule hyperpuissance incontestée, ce qui a permis de définir ce moment de l’histoire comme celui de « l’unipolarité ». La confiance en soi, voire l’arrogance, démontrée par les USA à cette étape du développement historique est cependant vite entrée en contradiction avec les intérêts, les capacités et les sentiments de nombreuses sociétés et de plusieurs États, en particulier lors de la guerre pour le Kosovo, et plus encore à la suite de la malheureuse guerre d’occupation menée par Washington contre l’Irak en 2003. Précédée par le blocus criminel de ce pays qu’il faut garder en mémoire. Après 1991, les USA et leurs supplétifs ont décidé de maintenir en vie l’OTAN et d’autres structures issues de la guerre froide en dépit de la dissolution du Pacte de Varsovie et du CAEM.

On est alors passé d’une légitimité qu’on pouvait faire croire jusque là comme purement défensive à une légitimité ouvertement dominatrice, tentant néanmoins de continuer à s’appuyer sur une vision devenue de fait archaïque car datant de la guerre froide et de l’époque révolue du monde bipolaire. Ce qui a empêché les courants politiques anticommunistes alors en pleine euphorie de percevoir que de nouveaux foyers de puissance étaient en phase d’émergence dans le monde, et aussi qu’une Russie nouvelle était en train de naître. Envers laquelle ils gardaient la hargne de ceux qui s’étaient sentis menacés depuis la Révolution russe dans leur droit à la domination et qui n’étaient donc pas en état de tendre la main à ceux qui en Russie même étaient pourtant prêts à devenir à tous prix leurs partenaires. Sentiment tourné vers le passé donc, prolongeant artificiellement la logique de guerre froide. Sentiment qu’on retrouve aussi dans les milieux réactionnaires, anticommunistes et pro-occidentaux de Russie, d’ex-URSS et de l’ex-bloc de l’Est.
A l’Ouest comme à l’Est, les conservateurs croient en effet toujours que, en dépit de l’émergence de nouveaux pôles de pouvoir dans le monde, « la civilisation occidentale », le « camp démocratique », « le monde libre », « l’Amérique », la « civilisation européenne » et, last but not least, le capitalisme et l’impérialisme constituent le seul horizon indépassable et le seul point de référence fondamental de la politique mondiale. (1) Cette vision ethnocentrique, eurocentrique et occidentalo-centrique liée à une arrogance de classe continue à dominer dans de nombreux cercles dirigeants, décideurs ou intellectuels aussi bien aux USA qu’en Europe occidentale mais aussi parfois en Russie et dans la plupart des pays du monde, en dépit du réveil de sentiments de révolte contre la soumission à cet unilatéralisme politique, économique, idéologique, culturel de plus en plus stérile.
C’est pour cette raison que les tensions actuelles entre Washington et Moscou sont souvent perçues et présentées selon les catégories mentales répétant ou prolongeant celles qui ont existé à l’époque du monde bipolaire, à l’époque du conflit entre le capitalisme devenu impérialiste sous le joug des États-Unis et le socialisme réel prôné alors officiellement à Moscou. Alors même que l’élément idéologique existant à cette époque a en principe disparu puisqu’on décrète comme si c ‘était une certitude éternelle que le communisme est mort définitivement. Alors que des campagnes médiatiques et « scientifiques » de décommunisation se succèdent par vagues, les unes après les autres, en s’acharnant contre ce qui est censé n’être plus qu’un cadavre. Drôle de cadavre puisqu’il excite toujours tant de passions irrationnelles !
Dans son livre, Francis Fukuyama (2) avait développé une vision considérant que toutes les idéologies, à commencer par le marxisme, étaient en train quitter la scène de l’histoire, ce qui était censé annoncer la victoire totale (totalitaire?) et définitive du libéralisme présenté alors comme la « tendance humaine naturelle » opposée aux idéologies. Depuis ce moment pas très éloigné, les conséquences de la domination des dogmes libéraux qui sont loin d’avoir toujours été vécues comme positives par les peuples ont démontré que l’on avait affaire là à une vision tout à fait idéologique, entrant en contradiction au moins sur certains points avec le mouvement de l’histoire et les exigences de l’évolution des sociétés.
Ce qui explique la multiplication des crises, des manifestations de mécontentement et les guerres entraînant le développement depuis cette période de courants et de politiques qui se veulent plus ou moins alternatives et qui tentent de remplir ce vide, tels que les « valeurs asiatiques » ou différentes conceptions politiques qui se basent sur le christianisme, l’islam, le judaïsme, l’hindouisme, ce qu’on appelle « le retour du religieux », en même temps que l’on observe l’émergence en Amérique latine d’une tentative de construire un nouveau « socialisme du XXIe siècle » qui, malgré ses limites, voire ses inconséquences, emprunte beaucoup au modèle cubain. Ce qui apporte de nouveaux éléments nourrissant la réflexion des peuples, des sociétés et des États en phase de renaissance, dont la Russie.
On assiste donc bien à un retour des questions idéologiques qui démontre que les courants sociaux et politiques reflétant les intérêts contradictoires des différents sujets historiques existent bien et continuent à être jugés nécessaires aux yeux d’une masse d’êtres humains voulant devenir des citoyens dans une société où ils sont repoussés constamment dans la position de nouveaux objets, voire de marchandise. Ce qui redonne vie à la méthode marxienne et donc au marxisme. Y compris dans son volet léniniste puisque la question de l’impérialisme apparaît de nouveau comme centrale en cette période de guerres sans fin ayant remplacé la promesse illusoire d’un « nouvel ordre mondial » pacifique faite par Bush père dans la foulée des illusions gorbatchéviennes.
Pour ceux qui veulent voir le monde avec les lunettes déformantes qui leur permettent de continuer à vivre encore un moment dans un passé révolu sans poser la question de l’avenir, qu’ils soient des anticommunistes primaires ou des nostalgiques fixistes de l’Union soviétique, la Russie d’aujourd’hui apparaît effectivement quasi-automatiquement comme un remake de l’URSS. En conséquence, elle constituerait toujours le défi majeur auquel se heurtent les structures capitalistes occidentales. (3) Alors qu’une analyse concrète nous oblige à accepter le fait qu’il est temps de s’éloigner, ne serait-ce que partiellement, de cette vision eurocentrée et occidentalo-centrée.
La Russie est bien sûr redevenue depuis quelques années un centre important de la politique internationale et on observe la renaissance de sa puissance en ruine jusqu’à récemment, mais l’axe principal des contradictions dans le monde ne se trouve plus sur la ligne USA-Occident-Russie (URSS), mais sur la ligne USA-Chine. Et l’Europe n’est plus le lieu principal du face à face entre puissances car c’est l’Océan pacifique, tandis que le lieu d’affrontement privilégié est passé de l’Asie orientale à l’époque de la guerre froide au monde arabo-musulman et à l’Afrique.
La Chine constitue en effet aujourd’hui, comme autrefois l’URSS, le contrepoids principal face à la puissance nord-américaine désormais clairement en phase de déclin, ce que reconnaissent même ses plus brillant stratèges. La Chine est un puissance émergente reprenant en fait sa place dans l’histoire, même si elle reste certes pour le moment plus faible que son rival nord-américain en voie d’essoufflement. Elle constitue une puissance en phase d’ascension économique, financière, stratégique, culturelle, idéologique, technique et scientifique, ce que les gros médias mondiaux de masse concentrés entre quelques mains vieillissantes ne veulent ni voir ni analyser. (4)
En particulier, peu nombreux sont ceux qui analysent la vitalité réelle de la Chine contemporaine, au delà des succès de ses entreprises capitalistes. Peu nombreux sont ceux qui osent constater la force du secteur public chinois. Peu nombreux sont ceux qui veulent voir le travail et les débats idéologiques qui ont lieu en Chine, de la même façon qu’ils ignorent d’ailleurs tous les efforts faits pour développer une légitimité alternative par rapport au modèle anglo-saxon en Russie, en Iran, en Syrie, au Liban, en Inde ou en Amérique latine. Qui témoignent tous de l’importance des questions idéologiques, des questions de représentations idéales, des questions de superstructure, des questions d’hégémonie culturelle dans un contexte où les conflits de classe n’ont pas disparu, puisqu’ils reflètent des intérêts irrémédiablement opposés dont les guerres actuelles sont la manifestation évidente.
Si nous comparons par ailleurs la force et le potentiel de la Russie et de la Chine, nous pouvons constater que le conflit sino-soviétique des années 1960-70 s’est terminé en faveur de la Chine populaire. Ne serait-ce que parce que ce pays a maintenu sa continuité étatique, ce qui lui a assuré une stabilité dans son développement tout en lui permettant d’analyser les causes de la désagrégation du modèle soviétique qui était son modèle originel de référence devenu son concurrent. Alors qu’à Moscou, une cassure fondamentale de la continuité du processus historique et social s’est produite en 1991, à partir de quoi une nouvelle Russie est née, beaucoup moins puissance que l’Union soviétique, que ce soit sur le plan stratégique, économique, social ou idéologique.
Ce qui explique pourquoi nous pouvons observer actuellement la consolidation de contrepoids autour de la Chine face aux USA et leurs alliés, dans le cadre des structures du BRICS, de l’Organisation de coopération de Shanghaï et de leurs alliés potentiels, l’Iran, l’ASEAN+3, l’ALBA, l’UNASUR, le Mouvement des États non alignés, l’Union africaine, etc. Processus qui se réalise dans une large mesure autour et avec la participation clef de la Chine. La Russie redevient donc une puissance, et elle redevient réellement un facteur essentiel de la politique internationale, mais elle revient sur cette voie non seulement en s’appuyant sur sa propre force qui reste insuffisante mais aussi parce qu’elle a pu trouver l’appui actif d’une Chine en fait plus puissante et toujours plus solide qu’elle.
Il est donc temps d’observer le monde avec un regard élargi et de prendre en compte le fait que le monde nouveau qui est en train de naître n’est plus construit autour de l’Europe et de son prolongement historique que sont les États-Unis placés à la tête de l’ex-monde unipolaire. L’axe du monde se déplace vers le Pacifique, ce que la plupart des décideurs nord-américains prennent d’ailleurs en compte. L’asiatisation mais aussi la latino-américanisation de la société nord-américaine ne fait que renforcer cette tendance devenue irrésistible. Les USA deviennent de plus en plus « californiens » et de moins en moins « nouvelle Angleterre ». Et c’est aussi sous cet angle qu’il faut analyser le développement de la situation en Russie et les efforts de ses dirigeants pour placer sur la carte du monde d’aujourd’hui leur État en phase de refondation.
Notre thèse est que la nouvelle Russie s’est rapprochée de la Chine au début non pas par affinité particulière mais parce qu’elle n’avait pas d’autre choix vu que les élites dominantes l’Occident se révélèrent incapables de sortir de leur mentalité remontant à la guerre froide. Ils en avaient hérité le sentiment arrogant que l’Occident, son régime politique, sa culture, son système social, ses structures économiques avec les États-Unis à leur tête était sorti « victorieux » de la confrontation Est-Ouest avec le système soviétique.
Ne voulant pas prendre en compte que ce sont les dirigeants soviétiques eux-mêmes qui ont décidé, sans y être obligés, de mettre un terme à l’expérience soviétique à la suite d’un processus social inhérent à leur pays lié à l’émergence de nouvelles classes dominantes ayant intérêt à faire disparaître le socialisme. (5) Et acceptant encore moins le fait que c’est un régime incontestablement de type soviétique qui a constitué la base ayant permis l’essor de la dynamique économique, sociale et politique actuelle de la République populaire de Chine.
Certes, il s’agit d’un régime qui s’est métamorphosé par rapport à son modèle initial à plusieurs reprises au cours d’un processus historique complexe, mais c’est un régime qui a su simultanément faire preuve d’une grande continuité, d’une capacité à mieux gérer la diversité de tendances et d’intérêts que l’on trouve dans les processus de construction du socialisme et aussi d’une grande faculté d’adaptation à chaque nouveau tournant de la conjoncture nationale et internationale.
Si la fin de l’Union soviétique et du camp socialiste a donc permis au moins de démontrer que la propagande sur le droit des entités socialistes à la sécession n’était pas qu’un slogan de propagande vide de sens comme le soutenaient tous les anticommunistes, les succès de la Chine populaire démontrent de leur côté qu’il ne peut y avoir de véritable construction des bases de la puissance industrielle et économique et de progrès social sans, au moins au départ, une mobilisation du peuple dans un système assurant discipline, promotion sociale de masse, investissements dans des secteurs décrétés prioritaires et formation idéologique unitaire autour d’objectifs socialistes.
Quoiqu’on pense du développement par la suite de la base sociale exerçant le pouvoir en Chine aujourd’hui ou de celle ayant pris le pouvoir à la fin de la période soviétique, on ne peut nier le rôle absolument fondamental du socialisme réel dans la formation du monde actuel, la promotion de nouvelles classes et l’exacerbation des contradictions auquel il fait face.
Avec le temps cependant, les contradictions liées à la domination de l’impérialisme, stade suprême en phase de devenir aujourd’hui le stade terminal du capitalisme, ont amené le monde vers une phase de tensions incomparablement plus fortes et plus dangereuses que celles qui étaient freinées à l’époque où existait un puissant « camp de la paix ».
La tension actuelle dans les relations américano-russes a commencé avec la guerre en Syrie et s’est prolongée avec la crise en Ukraine. Ces conflits ont entraîné des changements fondamentaux, sans doute fondateurs, dans les attitudes de beaucoup de décideurs russes qui ont du coup été amenés à s’éloigner au moins en pratique des dogmes libéraux et de leur fascination initiale pour l’Occident capitaliste. Ce qui les rapproche de différentes conceptions alternatives face aux pratiques des partisans de l’unipolarité et qui sont plus ou moins clairement formulées derrière ces réalités et ces concepts : eurasianisme, légalité internationale, multipolarité, intérêt national, non alignement, démocratie souveraine, troisième Rome, Charte des Nations unies, droit au développement, paix, désarmement, sécurité collective. Autant de termes dont les racines peuvent se trouver dans l’histoire de la Russie tatare, tsariste et surtout soviétique. Ce qui peut donner pour le moment l’impression d’un certain patchwork.
Ces conceptions peuvent être chacune adaptées à l’actuel jeu international en fonction des différents besoins car elles ne sont pas toutes liées au cercle historique européen ou occidental à l’heure de la mondialisation. Ce sont des conceptions plus universelles (6) qui facilitent la transition de Moscou d’un eurocentrisme de départ vers une conception où la Russie cesse d’avoir le sentiment d’être intrinsèquement liée uniquement au seul monde chrétien et post-chrétien. Sentiment que la période stalinienne avait d’ailleurs déjà préparé à sa façon en ré-enracinant la russité après la première période révolutionnaire purement internationaliste mais néanmoins occidentaliste à sa façon, vers ses horizons à la fois plus continentaux et aussi plus « orientaux ». Car la Russie actuelle constitue réellement une fédération de nationalités et de régions qui sont parfois au moins partiellement plus liées historiquement, géographiquement ou culturellement avec des espaces non européens.
L’ironie de l’histoire voulant qu’il ait fallu que ce soit un président « leningradois » devenu pétersbourgeois, donc plutôt « zapadnik », occidentaliste, au départ, qui émerge du chaos des années post-1991 pour donner corps à cette évolution. Alors même que toute sa biographie était marquée par ses liens privilégiés avec la culture occidentale et allemande et une fascination pour « l’efficacité » du libéralisme.
Le sentiment d’humiliation ressentie dans la Russie profonde après le bradage de ses richesses à des profiteurs sans scrupules soutenus par les puissances impérialistes et le massacre en 1993 des députés et des défenseurs du parlement élu démocratiquement qui avait peu avant donné son aval à l’élection d’Elstine explique pourtant pourquoi son successeur et une partie non négligeable de l’administration étatique russe ont fait le choix d’oublier cette période et de prendre des distances grandissantes avec les puissances occidentales, choix fait au départ sans doute sans grande conviction.
La Russie est comme un navire qui a quitté le port auquel elle était accoutumée et qui semble voguer plus librement que jamais elle n’avait pu le faire dans l’histoire pour des raisons qui tiennent au développement des transports, des communications et des nouveaux pôles de puissance. Ce que favorisent les nouvelles technologies qui, avec les trains à grande vitesse, les autoroutes, les avions, les fusées, les satellites, les spoutniks, les tubes, les nouvelles routes de la soie, donnent à la Russie jusque là enclavée au centre du continent eurasiatique une position pivot lui permettant de voguer désormais sans plus avoir forcément pour cela besoin d’accès aux mers « libres ».
Source:
Cet extrait appartient au chapitre « Puissance de second ordre, puissances émergentes et hyperpuissance vieillissante ? », du livre La nouvelle Russie est-elle de droite ou de gauche? de Bruno Drweski