Je ne partage pas du tout les idées de Ugo Bardi mais cet extrait sur le concept d’effondrement est intéressant en cette période ou nous marchons vers plusieurs types d’effondrements.
Il s’avère que les effondrements sont des phénomènes divers et omniprésents, leurs causes sont multiples, ils se déroulent de différentes façons, ils peuvent être évités ou non, être dangereux ou non, désastreux ou non.
Ils manifestent -la propension de l’univers à accroitre son entropie et à l’accroitre aussi vite que possible, un principe connu sous le nom de « maximum entropy production » (MEP) [1,2].
Tous les effondrements ont certaines caractéristiques en commun, en ce sens qu’ils ne peuvent advenir qu’au sein de systèmes que nous qualifions de « complexes » : des systèmes en réseau formant des « nœuds » connectés les uns aux autres par des « liens », qui peuvent se rompre ou disparaitre.
Ainsi, tout ce qui s’effondre (les objets de la vie de tous les jours, les tours, les avions, les écosystèmes, les entreprises, les empires et bien d’autres) est un système en réseau.
Parfois les nœuds sont des atomes et les liens des liaisons chimiques ; c’est le cas en ce qui concerne les matériaux solides.
Parfois les nœuds sont des liaisons physiques entre des composants de structures artificielles, c’est un des sujets auxquels doivent s’intéresser les ingénieurs.
Parfois les nœuds sont des êtres humains ou des groupes sociaux et les liens se trouvent sur internet ou dans la communication interindividuelle, ou alors sont de l’ordre des échanges monétaires ; c’est un domaine d’étude des sciences sociales, économiques et de l’histoire.
Tous ces systèmes ont plusieurs choses en commun, la plus importante étant qu’ils se comportent de manière non-linéaire.
En d’autres termes, ils ne réagissent pas de manière proportionnelle à l’intensité de la perturbation externe (qu’on appelle « forcing » dans le domaine de la science de l’effondrement).
Il n’existe pas de relation simple cause-conséquence dans un système complexe.
Au contraire, un système complexe peut multiplier de beaucoup les effets de la perturbation initiale, comme lorsque qu’on gratte une allumette sur une surface rugueuse. Ou il peut les amoindrir au point de n’en être que peut affecté, comme lorsqu’on fait tomber une allumette allumée dans un verre d’eau. On appelle ce phénomène de non-linéarité « feedback » ; cette caractéristique des systèmes complexes est d’une importance primordiale.
On parle de « enhancing » (renforçant), « amplifying » (amplifiant) ou « positive » (positif) feedback lorsque le système amplifie la perturbation externe.
On parle de « damping » (amortissant), « stabilizing » (stabilisant) ou « negative » (négatif) feedback lorsque le système amortie ou ignore la perturbation externe. Cela a déjà été dit : les systèmes complexes se battent en retour [3], parfois pour se venger et parfois parce qu’ils font tout simplement ce qu’ils veulent.
La propension des systèmes complexes à s’effondrer introduit la notion de « tipping point » (point de rupture). Ce concept souligne bien que l’effondrement n’est pas une transition douce, c’est un changement rapide et drastique au cours duquel le système passe d’un état à un autre, en passant brièvement par un état instable.
Le concept de point de rupture fut abordé notamment par Malcolm Gladwell dans son livre publié en 2009 « The Tipping Point » [4]. En science de l’effondrement le concept de point rupture est souvent utilisé conjointement à celui de « attractor » (attracteur) (ou parfois « strange attractors » – attracteurs étranges – un terme célèbre grâce au premier Jurassic Park).
Un « attractor » fait référence à un ensemble de paramètres facilement atteints par le système en question. Le point de rupture et l’attracteur sont opposés d’un point de vue systémique : l’attracteur attire le système ; le point de rupture le repousse. Un système en condition d’homéostasie a tendance à « danser » autours d’un attracteur : il en reste proche mais ne l’atteint jamais. Mais, si le système s’éloigne trop de l’attracteur, du fait, par exemple, d’une perturbation externe, il peut atteindre le point de rupture et ainsi basculer vers un autre attracteur.
En physique on appelle ce changement drastique une « transition de phase » ; c’est le mécanisme de base de ce qu’on appelle « l’effondrement ».
La capacité d’un système à se maintenir proche d’un attracteur mais loin du point de rupture – même en cas d’importantes perturbations – est ce qu’on appelle « résilience », un concept qui peut être appliqué dans différents domaines, allant des sciences matérielles aux systèmes sociaux.
Lorsqu’on étudie la résilience des systèmes on se rend rapidement compte que rester aussi proche que possible d’un attracteur n’est pas la bonne solution à adopter. Un système rigide peut s’effondrer de manière soudaine et avec des conséquences désastreuses, comme un morceau de verre qui se brise. Ce qu’écrit Lao Tsu dans son Tao Te Ching est pertinent en ce qui concerne ce point : «Ce qui est dur et fort est serviteur de la mort; ce qui est doux et faible est serviteur de la vie ».
En effet, ce que l’on appelle l’effet Sénèque est plus communément la conséquence d’essayer de résister au changement plutôt que de l’accueillir. Plus nous essayons de résister au changement, plus le changement riposte et finira, tôt ou tard, par vaincre notre résistance. Souvent cela arrive de manière soudaine. En fin de compte ce n’est que le résultat du second principe de thermodynamique : l’entropie fait son travail.
Ce n’est pas pour rien que les philosophes nous conseillent de ne pas nous attacher aux choses matérielles constituant ce monde difficile et impermanent où tout change constamment. C’est un bon conseil qui fut prodigué en premier – dans une perspective historique de la philosophie – par le Stoïcisme. Les stoïciens furent les premiers à adopter ce principe et à tenter de le mettre en pratique. Sénèque fut membre de cette école philosophique ce qui eut une influence sur sa pensée.
En effet, l’idée que « la richesse est lente et la ruine est rapide » est liée à ce principe. Ainsi, lorsqu’on étudie l’effondrement il est bon de se rappeler le conseil donné par Epictète – une autre figure majeure du courant stoïcien – Utilise ce qui est en ton pouvoir de la meilleure façon possible, et prend le reste comme ça vient (Make the best use of what is in you power, and that the rest as it happens).
Par conséquent, nous pouvons éviter la falaise de Sénèque ou, du moins, amoindrir son impact sur nos vies en accueillant le changement plutôt qu’en y résistant.
Cela signifie qu’il ne faut jamais forcer un système à faire quelque chose qu’il ne souhaite pas faire. Cela devrait pourtant être clair : on ne se bat pas contre l’entropie ; mais beaucoup essaient.
Jay Forrester, créateur de l’étude de la « dynamique des systèmes » a souligné, il y a déjà longtemps, cette inclinaison. Il écrit : « Tout le monde s’efforce de pousser <le système> dans la mauvaise direction » (« everyone is trying very hard to push <the system> in the wrong direction »). [5] (Forrester aurait pu être un stoïcien, aurait-il vécu à l’époque Romaine).
Le milieu politique semble avoir abandonné toutes tentatives de s’adapter au changement et semble plutôt occupé à tout décrire de façon brutale par le biais de slogans promettant un retour impossible à la prospérité d’autrefois (par exemple : « making America great again »).
[1] Prigogine I. Etude thermodynamique des péhnomènes irreversibles. Paris: Dunod; 1947.
[2] Ozawa H, Ohmura A, Lorenz RD, Pujol T. “The second law of thermodynamics and the global climate system: a review of the maximum entropy production principle”, Rev Geophys. 2003;41 (4):1018. doi: 10.1029/2002RG000113.
[3] Gall J. The system bible. New York: Quadrangle/The New York Times Book Company; 2002.
[4] Gladwell M. The tipping point: how little things can make a big difference: Malcolm. New York, NY: Back Bay Books; 2002.
Ugo Bardi est professeur de chimie au département des sciences et de la terre de l’Université de Florence, chercheur sur les matériaux pour les nouvelles sources d’énergie, contributeur de The Oil Drum.