L’Union européenne a besoin d’une nouvelle politique étrangère fondée sur ses véritables intérêts économiques et sécuritaires. A LIRE RELIRE ET DIFFUSER

TRADUCTION BRUNO BERTEZ

20 NOVEMBRE 2025

Jeffrey D. Sachs est professeur d’université et directeur du Centre pour le développement durable de l’université Columbia, et président du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.

L’Union européenne a besoin d’une nouvelle politique étrangère fondée sur ses véritables intérêts économiques et sécuritaires.

L’Europe est actuellement prise au piège d’une situation économique et sécuritaire qu’elle a elle-même créée, caractérisée par une hostilité dangereuse envers la Russie, une méfiance réciproque envers la Chine et une extrême vulnérabilité face aux États-Unis.

Sa politique étrangère est presque entièrement dictée par la crainte de la Russie et de la Chine, ce qui a engendré une dépendance sécuritaire vis-à-vis des États-Unis.

« Pas un pouce vers l’est » : James Baker et Mikhaïl Gorbatchev en 1991

La soumission de l’Europe aux États-Unis découle presque entièrement de sa peur viscérale de la Russie, une peur exacerbée par les États russophobes d’Europe de l’Est et par un récit mensonger de la guerre en Ukraine.

Convaincue que la Russie représente sa plus grande menace pour sa sécurité, l’UE subordonne toutes ses autres questions de politique étrangère – économiques, commerciales, environnementales, technologiques et diplomatiques – aux États-Unis. Paradoxalement, elle reste étroitement liée à Washington alors même que les États-Unis sont devenus plus faibles, instables, imprévisibles, irrationnels et dangereux dans leur propre politique étrangère à l’égard de l’UE, allant jusqu’à menacer ouvertement la souveraineté européenne au Groenland.

Pour définir une nouvelle politique étrangère, l’Europe devra dépasser le postulat erroné de son extrême vulnérabilité face à la Russie. Le discours bruxellois, OTAN et britannique affirme que la Russie est intrinsèquement expansionniste et qu’elle envahira l’Europe à la moindre occasion. L’occupation soviétique de l’Europe de l’Est de 1945 à 1991 est censée prouver cette menace actuelle.

Ce discours fallacieux déforme gravement le comportement de la Russie, tant par le passé qu’aujourd’hui.

La première partie de cet essai vise à corriger l’idée fausse selon laquelle la Russie constituerait une grave menace pour l’Europe.

La seconde partie envisage une nouvelle politique étrangère européenne, une fois que l’Europe aura surmonté sa russophobie irrationnelle.

Le faux postulat de l’impérialisme occidental de la Russie 

La politique étrangère de l’Europe repose sur la prétendue menace que la Russie ferait peser sur sa sécurité.

Or, ce postulat est erroné.

La Russie a été envahie à maintes reprises par les grandes puissances occidentales (notamment la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et les États-Unis au cours des deux derniers siècles) et a longtemps recherché la sécurité grâce à une zone tampon entre elle et ces puissances. Cette zone tampon, objet de vifs débats, englobe la Pologne, l’Ukraine, la Finlande et les pays baltes actuels. Cette région située entre les puissances occidentales et la Russie est à l’origine des principaux dilemmes sécuritaires auxquels sont confrontés l’Europe occidentale et la Russie.

Les principales guerres occidentales lancées contre la Russie depuis 1800 comprennent :

  • L’invasion française de la Russie en 1812 (Guerres napoléoniennes)
  • L’invasion britannique et française de la Russie en 1853-1856 (guerre de Crimée)
  • La déclaration de guerre de l’Allemagne contre la Russie le 1er août 1914 (Première Guerre mondiale)
  • L’intervention des Alliés dans la guerre civile russe, 1918-1922 (Guerre civile russe)
  • L’invasion allemande de la Russie en 1941 (Seconde Guerre mondiale)

Chacune de ces guerres a constitué une menace existentielle pour la survie de la Russie.

Du point de vue russe, l’échec de la démilitarisation de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, la création de l’OTAN, l’adhésion de l’Allemagne de l’Ouest à l’OTAN en 1955, l’élargissement de l’OTAN vers l’est après 1991 et le déploiement continu de bases militaires et de systèmes de missiles américains en Europe de l’Est, à proximité des frontières russes, ont représenté les menaces les plus graves pour la sécurité nationale de la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale.

La Russie a également envahi l’ouest à plusieurs reprises :

  • L’attaque de la Russie contre la Prusse-Orientale en 1914
  • Le pacte Ribbentrop-Molotov de 1939, qui divise la Pologne entre l’Allemagne et l’Union soviétique et annexe les États baltes en 1940
  • L’invasion de la Finlande en novembre 1939 (la guerre d’Hiver)
  • L’occupation soviétique de l’Europe de l’Est de 1945 à 1989
  • L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022

Ces actions russes sont perçues par l’Europe comme une preuve objective de l’expansionnisme russe vers l’ouest. Or, cette vision est naïve, anachronique et alimentée par la propagande. Dans les cinq cas, la Russie agissait pour protéger sa sécurité nationale, telle qu’elle la concevait, et non pour poursuivre un expansionnisme vers l’ouest par pur opportunisme.

Cette vérité fondamentale est la clé de la résolution du conflit russo-européen actuel. La Russie ne cherche pas à s’étendre vers l’ouest ; elle cherche à préserver ses intérêts fondamentaux en matière de sécurité nationale. Pourtant, l’Occident a longtemps négligé de reconnaître, et encore moins de respecter, ces intérêts.

Examinons ces cinq cas de la prétendue expansion de la Russie vers l’ouest.

Le premier cas, l’attaque russe en Prusse-Orientale en 1914, peut être immédiatement écarté. Le Reich allemand avait pris l’initiative de déclarer la guerre à la Russie le 1er août 1914. L’invasion de la Prusse-Orientale par la Russie était une riposte directe à cette déclaration de guerre allemande.

Le second cas, l’accord conclu entre la Russie soviétique et le Troisième Reich d’Hitler pour le partage de la Pologne en 1939 et l’annexion des pays baltes en 1940, est perçu en Occident comme la preuve la plus flagrante de la perfidie russe. Là encore, il s’agit d’une lecture simpliste et erronée de l’histoire. Comme l’ont minutieusement démontré des historiens tels que E.H. Carr, Stephen Kotkin et Michael Jabara Carley , Staline a tendu la main à la Grande-Bretagne et à la France en 1939 afin de former une alliance défensive contre Hitler, qui avait déclaré son intention de faire la guerre à la Russie à l’Est (pour l’espace vital, le travail forcé des Slaves et la défaite du bolchevisme). La tentative de Staline de forger une alliance avec les puissances occidentales fut catégoriquement rejetée. La Pologne refusa d’autoriser le déploiement de troupes soviétiques sur son sol en cas de guerre avec l’Allemagne. La haine que l’élite occidentale nourrissait envers le communisme soviétique était au moins aussi intense que sa peur d’Hitler. De fait, une expression courante au sein des élites de droite britanniques à la fin des années 1930 était : « Mieux vaut l’hitlérisme que le communisme. »

Face à l’échec des négociations d’alliance défensive, Staline chercha alors à créer une zone tampon contre l’invasion allemande imminente de la Russie. Le partage de la Pologne et l’annexion des pays baltes étaient des mesures tactiques visant à gagner du temps avant la bataille décisive contre les armées d’Hitler, qui débuta le 22 juin 1941 avec l’invasion allemande de l’Union soviétique lors de l’opération Barbarossa. Le partage préalable de la Pologne et l’annexion des pays baltes ont probablement retardé l’invasion et évité à l’Union soviétique une défaite rapide face à Hitler.

Le troisième cas, la Guerre d’Hiver russo-finlandaise, est également perçu en Europe occidentale (et particulièrement en Finlande) comme une preuve de la nature expansionniste de la Russie. Pourtant, une fois encore, la motivation première de la Russie était défensive, et non offensive. La Russie craignait que l’invasion allemande ne passe en partie par la Finlande et que Leningrad ne soit rapidement prise par Hitler. L’Union soviétique proposa donc à la Finlande un échange de territoires (notamment la cession de l’isthme de Carélie et de quelques îles du golfe de Finlande contre des territoires russes) afin de permettre la défense de Leningrad par les Russes. La Finlande refusa cette proposition et l’Union soviétique l’envahit le 30 novembre 1939. Par la suite, la Finlande rejoignit les armées d’Hitler dans la guerre de Continuation contre l’Union soviétique, entre 1941 et 1944.

Le quatrième cas, l’occupation soviétique de l’Europe de l’Est (et l’annexion continue des pays baltes) pendant la Guerre froide, est perçu en Europe comme une preuve supplémentaire et amère de la menace fondamentale que représente la Russie pour la sécurité européenne. L’occupation soviétique fut certes brutale, mais elle aussi répondait à une motivation défensive totalement occultée par le récit occidental et américain. L’Union soviétique a supporté le poids de la défaite d’Hitler, perdant le nombre effarant de 27 millions de citoyens durant la guerre. À la fin du conflit, la Russie formulait une exigence primordiale : que ses intérêts de sécurité soient garantis par un traité la protégeant des menaces futures émanant de l’Allemagne et, plus généralement, de l’Occident. L’Occident, alors mené par les États-Unis, a refusé cette exigence fondamentale de sécurité. La Guerre froide serait le résultat du refus occidental de prendre en compte les préoccupations sécuritaires vitales de la Russie. Bien entendu, la version occidentale de l’histoire de la Guerre froide est tout autre : elle serait uniquement due aux tentatives belliqueuses de la Russie pour conquérir le monde !

Voici la véritable histoire, bien connue des historiens mais presque totalement inconnue du grand public aux États-Unis et en Europe.

À la fin de la guerre, l’Union soviétique souhaitait un traité de paix établissant une Allemagne unifiée, neutre et démilitarisée. Lors de la conférence de Potsdam, en juillet 1945 , réunissant les dirigeants de l’Union soviétique, du Royaume-Uni et des États-Unis, les trois puissances alliées s’engagèrent dans « le désarmement et la démilitarisation complets de l’Allemagne, ainsi que l’élimination ou le contrôle de toute l’industrie allemande susceptible d’être utilisée à des fins militaires ». L’Allemagne serait unifiée, pacifiée et démilitarisée. Tout cela devait être garanti par un traité mettant fin à la guerre. Or, les États-Unis et le Royaume-Uni œuvrèrent activement à saper ce principe fondamental.

Dès mai 1945, Winston Churchill chargea son chef d’état-major d’élaborer un plan de guerre visant à lancer une attaque surprise contre l’Union soviétique à la mi-1945, nom de code « Opération Impensable » . Bien qu’une telle guerre ait été jugée irréalisable par les stratèges militaires britanniques, l’idée que les Américains et les Britanniques devaient se préparer à un conflit imminent avec l’Union soviétique s’est rapidement imposée. Les stratèges estimaient que le début des années 1950 était la période la plus probable pour une telle guerre. L’objectif de Churchill, semble-t-il, était d’empêcher la Pologne et d’autres pays d’Europe de l’Est de tomber sous influence soviétique. Aux États-Unis également, quelques semaines seulement après la capitulation de l’Allemagne en mai 1945, les principaux stratèges militaires considéraient l’Union soviétique comme le prochain ennemi des États-Unis. Les États-Unis et le Royaume-Uni recrutèrent rapidement des scientifiques nazis et des agents de renseignement de haut rang (tels que Reinhard Gehlen, un dirigeant nazi qui serait soutenu par Washington pour créer les services de renseignement allemands d’après-guerre) afin de commencer à planifier la guerre à venir contre l’Union soviétique.

La Guerre froide éclata principalement parce que les Américains et les Britanniques rejetèrent la réunification et la démilitarisation de l’Allemagne, telles que convenues à Potsdam. Les puissances occidentales renoncèrent à la réunification allemande et formèrent la République fédérale d’Allemagne (RFA, ou Allemagne de l’Ouest) à partir des trois zones d’occupation contrôlées par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. La RFA devait être réindustrialisée et remilitarisée sous l’égide américaine. En 1955, l’Allemagne de l’Ouest fut admise à l’OTAN.

Tandis que les historiens débattent ardemment de qui a respecté ou non les accords de Potsdam (par exemple, l’Occident pointant du doigt le refus soviétique d’autoriser un gouvernement véritablement représentatif en Pologne, comme convenu à Potsdam), il ne fait aucun doute que la remilitarisation de la République fédérale d’Allemagne par l’Occident a été la cause principale de la guerre froide.

En 1952, Staline proposa la réunification de l’Allemagne sur la base de la neutralité et de la démilitarisation. Cette proposition fut rejetée par les États-Unis. En 1955, l’Union soviétique et l’Autriche convinrent que l’Union soviétique retirerait ses forces d’occupation d’Autriche en échange de l’engagement de cette dernière à une neutralité permanente. Le traité d’État autrichien fut signé le 15 mai 1955 par l’Union soviétique, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, conjointement avec l’Autriche, mettant ainsi fin à l’occupation. L’objectif de l’Union soviétique n’était pas seulement d’apaiser les tensions concernant l’Autriche, mais aussi de présenter aux États-Unis un modèle réussi de retrait soviétique d’Europe associé à la neutralité. Une fois encore, les États-Unis rejetèrent l’appel soviétique à mettre fin à la Guerre froide en se fondant sur la neutralité et la démilitarisation de l’Allemagne.

En 1957 encore, George Kennan, spécialiste américain des affaires soviétiques, plaidait publiquement et avec ferveur, lors de sa troisième conférence Reith pour la BBC, pour que les États-Unis acceptent un accord avec l’Union soviétique sur un retrait mutuel des troupes d’Europe. L’Union soviétique, a souligné Kennan, n’avait ni l’intention ni l’intérêt d’une invasion militaire de l’Europe occidentale. Les partisans de la Guerre froide aux États-Unis, menés par John Foster Dulles, s’y opposaient fermement. Aucun traité de paix n’a été signé avec l’Allemagne pour mettre fin à la Seconde Guerre mondiale avant la réunification allemande en 1990.

Il convient de souligner que l’Union soviétique a respecté la neutralité de l’Autriche après 1955, ainsi que celle des autres pays neutres d’Europe (notamment la Suède, la Finlande, la Suisse, l’Irlande, l’Espagne et le Portugal). Le président finlandais Alexander Stubb a récemment déclaré que l’Ukraine devrait rejeter la neutralité en se basant sur l’expérience négative de la Finlande (la neutralité finlandaise prenant fin en 2024, date à laquelle le pays a rejoint l’OTAN). Cette idée est pour le moins surprenante. La Finlande, sous sa neutralité, a connu la paix, une prospérité économique remarquable et s’est hissée au sommet du classement mondial du bonheur (selon le Rapport mondial sur le bonheur).

Le président John F. Kennedy a montré la voie possible pour mettre fin à la Guerre froide, en se fondant sur le respect mutuel des intérêts sécuritaires de toutes les parties. Il a bloqué la tentative du chancelier allemand Konrad Adenauer d’acquérir l’arme nucléaire auprès de la France, apaisant ainsi les craintes soviétiques quant à une Allemagne dotée de l’arme nucléaire. Sur cette base, JFK a négocié avec succès le Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires avec son homologue soviétique Nikita Khrouchtchev. Kennedy a très probablement été assassiné quelques mois plus tard par un groupe d’agents de la CIA en raison de son initiative de paix. Des documents publiés en 2025 confirment les soupçons de longue date selon lesquels Lee Harvey Oswald était directement manipulé par James Angleton, un haut responsable de la CIA. La tentative de paix suivante des États-Unis avec l’Union soviétique a été menée par Richard Nixon. Lui aussi a été emporté par le scandale du Watergate, qui présente également des signes d’une opération de la CIA jamais élucidée.

Mikhaïl Gorbatchev a finalement mis fin à la Guerre froide en dissolvant unilatéralement le Pacte de Varsovie et en promouvant activement la démocratisation de l’Europe de l’Est. J’ai participé à certains de ces événements et j’ai été témoin de ses efforts de pacification. À l’été 1989, par exemple, Gorbatchev a demandé aux dirigeants communistes polonais de former un gouvernement de coalition avec les forces d’opposition menées par le mouvement Solidarność. La fin du Pacte de Varsovie et la démocratisation de l’Europe de l’Est, impulsées par Gorbatchev, ont rapidement conduit le chancelier allemand Helmut Kohl à réclamer la réunification de l’Allemagne. Cela a abouti aux traités de réunification de 1990 entre la RFA et la RDA, et au traité dit « 2+4 » entre les deux Allemagnes et les quatre puissances alliées : les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Union soviétique.

En février 1990, les États-Unis et l’Allemagne ont clairement promis à Gorbatchev que l’OTAN « ne se déplacerait pas d’un pouce vers l’est » dans le cadre de la réunification allemande, un fait aujourd’hui largement nié par les puissances occidentales mais facilement vérifiable. Cet engagement fondamental de ne pas procéder à un élargissement de l’OTAN a été réitéré à plusieurs reprises, mais il n’a pas été intégré au texte de l’accord 2+4, celui-ci portant sur la réunification allemande et non sur l’expansion de l’OTAN vers l’est.

Le cinquième cas, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, est une fois de plus perçu en Occident comme la preuve de l’impérialisme russe incorrigible envers l’Ouest. Le discours favori des médias, experts et propagandistes occidentaux est que cette invasion était « non provoquée », preuve, selon eux, de la volonté implacable de Poutine non seulement de rétablir l’empire russe, mais aussi de poursuivre son expansion vers l’ouest. L’Europe devrait donc se préparer à une guerre contre la Russie. C’est un mensonge éhonté, mais il est tellement répété par les médias dominants qu’il est largement accepté en Europe.

Le fait est que l’invasion russe de février 2022 a été si largement provoquée par l’Occident qu’on peut soupçonner qu’il s’agissait bel et bien d’un plan américain visant à entraîner les Russes dans une guerre afin de vaincre ou d’affaiblir la Russie. Cette hypothèse est plausible , comme le confirment de nombreuses déclarations de responsables américains . Après l’invasion, le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, a déclaré que l’objectif de Washington était de « voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus mener les actions qu’elle a menées en envahissant l’Ukraine. L’Ukraine peut gagner si elle dispose du matériel adéquat et du soutien nécessaire. »

La principale provocation américaine à l’égard de la Russie consistait à étendre l’OTAN vers l’est, contrairement aux engagements de 1990, avec un objectif majeur : encercler la Russie d’États membres de l’OTAN dans la région de la mer Noire, l’empêchant ainsi de projeter sa puissance navale basée en Crimée en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient. En substance, l’objectif des États-Unis était le même que celui de Palmerston et de Napoléon III lors de la guerre de Crimée : bannir la flotte russe de la mer Noire.

L’OTAN comprendrait alors l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, la Turquie et la Géorgie, formant ainsi un véritable étau pour étouffer la puissance navale russe en mer Noire. Brzezinski a décrit cette stratégie dans son ouvrage de 1997, « Le Grand Échiquier », où il affirmait que la Russie se plierait inévitablement à la volonté occidentale, n’ayant d’ autre choix . Brzezinski rejetait catégoriquement l’idée que la Russie puisse un jour s’allier à la Chine contre l’Europe.

Toute la période qui a suivi la chute de l’Union soviétique en 1991 est marquée par l’arrogance occidentale (comme l’historien Jonathan Haslam l’a si bien décrit dans son excellent ouvrage ), durant laquelle les États-Unis et l’Europe ont cru pouvoir repousser vers l’est les systèmes d’armement de l’OTAN et des États-Unis (tels que les missiles Aegis) sans tenir compte des préoccupations de sécurité nationale de la Russie. La liste des provocations occidentales est trop longue pour être détaillée ici, mais en voici un résumé.

Tout d’abord, contrairement aux promesses faites en 1990, les États-Unis ont entamé l’élargissement de l’OTAN vers l’Est suite aux annonces du président Bill Clinton en 1994. À l’époque, le secrétaire à la Défense de Clinton, William Perry, a envisagé de démissionner face à l’imprudence des actions américaines, contraires aux engagements antérieurs. La première phase d’élargissement de l’OTAN a eu lieu en 1999 et a inclus la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. La même année, les forces de l’OTAN ont bombardé la Serbie, alliée de la Russie, pendant 78 jours afin de la désintégrer, et l’OTAN a rapidement installé une nouvelle base militaire importante dans la province sécessionniste du Kosovo. En 2004, la deuxième phase d’élargissement de l’OTAN vers l’Est a concerné sept pays, dont les voisins directs de la Russie dans les pays baltes, et deux pays riverains de la mer Noire : la Bulgarie et la Roumanie. En 2008, la plupart des pays de l’UE ont reconnu le Kosovo comme un État indépendant, malgré les protestations européennes affirmant le caractère sacré des frontières européennes.

Deuxièmement, les États-Unis ont abandonné le cadre de contrôle des armements nucléaires en se retirant unilatéralement du Traité sur les missiles antibalistiques en 2002. En 2019, Washington a également abandonné le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Malgré les vives objections de la Russie, les États-Unis ont commencé à déployer des systèmes antimissiles balistiques en Pologne et en Roumanie et, en janvier 2022, se sont réservé le droit d’en déployer également en Ukraine.

Troisièmement, les États-Unis se sont profondément infiltrés dans la politique intérieure ukrainienne, dépensant des milliards de dollars pour façonner l’opinion publique, créer des médias et orienter la politique intérieure du pays. L’élection ukrainienne de 2004-2005 est largement considérée comme une révolution de couleur orchestrée par les États-Unis, au cours de laquelle ces derniers ont utilisé leur influence et leurs financements, tant occultes qu’ouvertement, pour favoriser les candidats qu’ils soutenaient. En 2013-2014, les États-Unis ont joué un rôle direct dans le financement des manifestations de Maïdan et dans le soutien au coup d’État violent qui a renversé le président Viktor Ianoukovitch, partisan de la neutralité, ouvrant ainsi la voie à un régime ukrainien favorable à l’adhésion à l’OTAN. J’ai d’ailleurs été invité à me rendre sur le Maïdan peu après le coup d’État violent du 22 février 2014 qui a renversé Ianoukovitch. Le rôle du financement américain des manifestations m’a été expliqué par une ONG américaine fortement impliquée dans les événements de Maïdan.

Quatrièmement, à partir de 2008, malgré les objections de plusieurs dirigeants européens, les États-Unis ont fait pression sur l’OTAN pour qu’elle s’engage à s’élargir à l’Ukraine et à la Géorgie. L’ambassadeur américain à Moscou à l’époque, William J. Burns, a transmis à Washington une note désormais tristement célèbre intitulée « Nyet signifie nyet : les lignes rouges de la Russie concernant l’élargissement de l’OTAN », expliquant que l’ensemble de la classe politique russe était profondément opposée à l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine et craignait qu’une telle initiative n’entraîne des troubles civils en Ukraine.

Cinquièmement, suite au coup d’État de Maïdan, les régions russophones de l’est de l’Ukraine (Donbass) ont fait sécession du nouveau gouvernement ukrainien occidental mis en place par ce coup d’État. La Russie et l’Allemagne se sont rapidement entendues sur les accords de Minsk, selon lesquels les deux régions sécessionnistes (Donetsk et Lougansk) resteraient ukrainiennes, mais bénéficieraient d’une autonomie locale, sur le modèle de celle du Tyrol du Sud, région italienne à majorité germanophone. Minsk II, approuvé par le Conseil de sécurité de l’ONU, aurait pu mettre fin au conflit, mais le gouvernement de Kiev, avec le soutien de Washington, a décidé de ne pas appliquer cette autonomie. Ce refus d’appliquer Minsk II a envenimé les relations diplomatiques entre la Russie et l’Occident.

Sixièmement, les États-Unis ont progressivement augmenté les effectifs de l’armée ukrainienne (active et de réserve) jusqu’à environ un million de soldats en 2020. L’Ukraine et ses bataillons paramilitaires d’extrême droite (tels que le bataillon Azov et le Secteur droit) ont mené des attaques répétées contre les deux régions séparatistes, causant des milliers de morts parmi les civils du Donbass à cause des bombardements ukrainiens.

Septièmement, fin 2021, la Russie a présenté un projet d’accord de sécurité russo-américain , appelant principalement à la fin de l’élargissement de l’OTAN. Les États-Unis ont rejeté cette demande, réaffirmant leur attachement à la politique de « porte ouverte » de l’OTAN, selon laquelle les pays tiers, comme la Russie, n’ont pas voix au chapitre en matière d’élargissement. Les États-Unis et les pays européens ont réitéré à plusieurs reprises l’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN. Le secrétaire d’État américain aurait également déclaré au ministre russe des Affaires étrangères, en janvier 2022, que les États-Unis se réservaient le droit de déployer des missiles de moyenne portée en Ukraine, malgré les objections de la Russie.

Huitièmement, suite à l’invasion russe du 24 février 2022, l’Ukraine a rapidement accepté d’entamer des négociations de paix fondées sur un retour à la neutralité. Ces négociations se sont déroulées à Istanbul sous la médiation de la Turquie. Fin mars 2022, la Russie et l’Ukraine ont publié un mémorandum conjoint faisant état de progrès dans la conclusion d’un accord de paix. Le 15 avril, un projet d’accord, proche d’un règlement global, a été présenté. À ce stade, les États-Unis sont intervenus et ont déclaré aux Ukrainiens qu’ils ne soutiendraient pas l’accord de paix et qu’ils encourageaient au contraire l’Ukraine à poursuivre les combats.

Le coût élevé d’une politique étrangère ratée

La Russie n’a formulé aucune revendication territoriale à l’encontre des pays d’Europe occidentale et n’a jamais menacé l’Europe occidentale, hormis son droit de riposter aux frappes de missiles menées avec l’aide de l’Occident sur son territoire.

Jusqu’au coup d’État de Maïdan en 2014, la Russie n’a formulé aucune revendication territoriale sur l’Ukraine. Après ce coup d’État et jusqu’à fin 2022, sa seule revendication territoriale concernait la Crimée, afin d’empêcher que sa base navale de Sébastopol ne tombe aux mains des Occidentaux.

Ce n’est qu’après l’échec du processus de paix d’Istanbul, torpillé par les États-Unis, que la Russie a revendiqué l’annexion des quatre oblasts ukrainiens (Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijia). Les objectifs de guerre déclarés par la Russie restent aujourd’hui limités : la neutralité de l’Ukraine, une démilitarisation partielle, un statut d’État non membre de l’OTAN permanent et le transfert de la Crimée et des quatre oblasts à la Russie, représentant environ 19 % du territoire ukrainien de 1991.

Cela ne constitue pas une preuve d’impérialisme russe vers l’ouest. Il ne s’agit pas non plus de revendications non provoquées. Les objectifs de guerre de la Russie font suite à plus de 30 ans d’objections de sa part à l’élargissement de l’OTAN vers l’est, à l’armement de l’Ukraine, à l’abandon par les États-Unis du cadre relatif aux armes nucléaires et à la profonde ingérence occidentale dans la politique intérieure ukrainienne, notamment le soutien apporté au coup d’État violent de 2014 qui a placé l’OTAN et la Russie sur une trajectoire de collision directe.

L’Europe a choisi d’interpréter les événements des trente dernières années comme la preuve de l’expansionnisme implacable et incorrigible de la Russie vers l’ouest, tout comme elle avait insisté sur la responsabilité exclusive de l’Union soviétique dans la Guerre froide, alors que cette dernière avait maintes fois montré la voie de la paix par la neutralité, la réunification et le désarmement de l’Allemagne. À l’instar de la Guerre froide, l’Occident a préféré provoquer la Russie plutôt que de reconnaître ses préoccupations sécuritaires, pourtant parfaitement compréhensibles. Chaque action russe a été interprétée de manière excessive comme un signe de perfidie, sans jamais prendre en compte le point de vue russe. C’est là un exemple frappant du dilemme classique de sécurité, où les adversaires s’ignorent complètement, présumant le pire et agissant de manière agressive sur la base de leurs hypothèses erronées.

Le choix de l’Europe d’interpréter la Guerre froide et l’après-Guerre froide à travers ce prisme fortement biaisé lui a coûté très cher, et ce coût ne cesse de s’alourdir.

Plus important encore, l’Europe en est venue à se percevoir comme entièrement dépendante des États-Unis pour sa sécurité. Si la Russie est effectivement irrémédiablement expansionniste, alors les États-Unis apparaissent comme le sauveur indispensable de l’Europe. Si, au contraire, le comportement de la Russie reflétait réellement ses préoccupations sécuritaires, la Guerre froide aurait très probablement pu se terminer des décennies plus tôt, sur le modèle de la neutralité autrichienne, et l’après-Guerre froide aurait pu être une période de paix et de confiance croissante entre la Russie et l’Europe.

En réalité, l’Europe et la Russie sont des économies complémentaires : la Russie est riche en matières premières (agriculture, minéraux, hydrocarbures) et en ingénierie, tandis que l’Europe abrite des industries énergivores et des technologies de pointe.

Les États-Unis s’opposent depuis longtemps au développement des échanges commerciaux entre l’Europe et la Russie, fruit de cette complémentarité naturelle, considérant l’industrie énergétique russe comme concurrente du secteur énergétique américain et, plus généralement, les liens commerciaux et d’investissement étroits germano-russes comme une menace pour la prééminence politique et économique américaine en Europe occidentale. C’est pourquoi les États-Unis se sont opposés aux gazoducs Nord Stream 1 et 2 bien avant le conflit ukrainien. C’est également pour cette raison que Biden a explicitement promis de mettre fin au projet Nord Stream 2 – ce qui fut fait – en cas d’invasion russe de l’Ukraine. L’opposition américaine à Nord Stream et au rapprochement économique germano-russe reposait sur des principes généraux : il convenait de maintenir une certaine distance entre l’UE et la Russie, sous peine de voir les États-Unis perdre leur influence en Europe.

La guerre en Ukraine et la rupture entre l’Europe et la Russie ont fortement nui à l’économie européenne. Les exportations européennes vers la Russie ont chuté, passant d’environ 90 milliards d’euros en 2021 à seulement 30 milliards d’euros en 2024. Le coût de l’énergie a explosé, l’Europe ayant abandonné le gaz naturel russe bon marché acheminé par gazoduc au profit du gaz naturel liquéfié américain, plusieurs fois plus cher. L’industrie allemande a reculé d’environ 10 % depuis 2020, et les secteurs chimique et automobile allemands sont en grande difficulté. Le FMI prévoit une croissance économique de l’UE de seulement 1 % en 2025 et d’environ 1,5 % pour le reste de la décennie.

Le chancelier allemand Friedrich Merz a appelé à un moratoire permanent sur la remise en service du gazoduc Nord Stream, ce qui constitue un suicide économique pour l’Allemagne.

Cette décision repose sur la conviction de Merz que la Russie cherche à entrer en guerre contre l’Allemagne, alors que les faits montrent que c’est l’Allemagne qui provoque la guerre en se livrant à une politique belliqueuse et à un renforcement militaire massif. Selon Merz, « il est nécessaire d’avoir une vision réaliste des aspirations impérialistes de la Russie ». Il déclare : « Une partie de notre société nourrit une peur viscérale de la guerre. Je ne la partage pas, mais je peux la comprendre. » Plus inquiétant encore, Merz a affirmé que « toutes les voies diplomatiques sont épuisées », alors même qu’il n’a apparemment même pas tenté de dialoguer avec le président russe Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir. De plus, il semble fermer les yeux sur le succès presque atteint par la diplomatie en 2022 lors du processus d’Istanbul, avant que les États-Unis n’y mettent un terme.

L’approche occidentale vis-à-vis de la Chine est similaire à celle adoptée envers la Russie.

L’Occident attribue souvent à la Chine des intentions malveillantes qui, à bien des égards, reflètent ses propres intentions hostiles envers la République populaire de Chine. L’ascension fulgurante de la Chine au rang de première puissance économique mondiale entre 1980 et 2010 a conduit les dirigeants et stratèges américains à considérer la poursuite de son développement économique comme contraire aux intérêts des États-Unis.

En 2015, les stratèges américains Robert Blackwill et Ashley Tellis ont clairement expliqué que la grande stratégie des États-Unis repose sur l’hégémonie américaine et que la Chine, de par sa taille et son succès, représente une menace pour cette hégémonie. Blackwill et Tellis ont préconisé un ensemble de mesures que les États-Unis et leurs alliés pourraient prendre pour entraver la réussite économique future de la Chine, telles que son exclusion des nouveaux blocs commerciaux de la région Asie-Pacifique, la restriction des exportations occidentales de biens de haute technologie vers la Chine, l’imposition de droits de douane et autres restrictions sur les exportations chinoises, ainsi que d’autres mesures antichinoises.

Il convient de noter que ces mesures ont été recommandées non pas en raison de fautes spécifiques commises par la Chine, mais parce que, selon les auteurs, la croissance économique continue de la Chine était contraire à la primauté américaine.

Une partie de la politique étrangère menée à l’égard de la Russie et de la Chine consiste en une guerre médiatique visant à discréditer ces prétendus ennemis de l’Occident.

Dans le cas de la Chine, l’Occident l’accuse de commettre un génocide dans la province du Xinjiang contre la population ouïghoure. Cette accusation absurde et exagérée est dénuée de tout fondement sérieux , tandis que l’Occident ferme généralement les yeux sur le génocide en cours de dizaines de milliers de Palestiniens à Gaza, perpétré par son allié, Israël.

De plus, la propagande occidentale diffuse une multitude d’affirmations absurdes concernant l’économie chinoise. L’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie, pourtant très précieuse et finançant la construction d’infrastructures modernes dans les pays en développement, est qualifiée de « piège de la dette ». La remarquable capacité de la Chine à produire des technologies vertes, telles que les modules solaires dont le monde a un besoin urgent, est dénoncée par l’Occident comme une « surcapacité » qu’il faudrait réduire, voire supprimer.

Sur le plan militaire, le dilemme sécuritaire face à la Chine est interprété de la manière la plus alarmiste, tout comme face à la Russie. Les États-Unis affirment depuis longtemps être capables de perturber les voies maritimes vitales de la Chine, mais qualifient ensuite cette dernière de militariste lorsqu’elle prend des mesures pour renforcer sa propre marine.

Plutôt que de considérer le renforcement militaire chinois comme un dilemme sécuritaire classique à résoudre par la diplomatie, la marine américaine déclare devoir se préparer à une guerre contre la Chine d’ici 2027. L’OTAN appelle de plus en plus à un engagement actif en Asie de l’Est, dirigé contre la Chine. Les alliés européens des États-Unis se rallient généralement à l’approche américaine agressive envers la Chine, tant sur le plan commercial que militaire.

Une nouvelle politique étrangère pour l’Europe 

L’Europe s’est mise dans une impasse, se soumettant aux États-Unis, refusant toute diplomatie directe avec la Russie, perdant son avantage économique sous le poids des sanctions et de la guerre, s’engageant dans des augmentations massives et insoutenables de ses dépenses militaires, et rompant ses liens commerciaux et d’investissement à long terme avec la Russie et la Chine.

Il en résulte une dette croissante, une stagnation économique et un risque grandissant de guerre majeure, ce qui, apparemment, n’effraie pas Merz, mais devrait nous terrifier tous. La guerre la plus probable n’est peut-être pas contre la Russie, mais contre les États-Unis, qui, sous Trump, ont menacé de s’emparer du Groenland si le Danemark ne vendait pas ou ne transférait pas simplement le Groenland à Washington.

Il est fort possible que l’Europe se retrouve sans aucun véritable allié : ni la Russie ni la Chine, mais aussi les États-Unis, les États arabes (qui s’indignent de l’inaction de l’Europe face au génocide israélien), l’Afrique (encore marquée par le colonialisme et le post-colonialisme européens), et bien d’autres encore.

Il existe bien sûr une autre voie, une voie même très prometteuse, si les responsables politiques européens réévaluent les véritables intérêts et risques de sécurité de l’Europe et replacent la diplomatie au cœur de sa politique étrangère. Je propose dix mesures concrètes pour parvenir à une politique étrangère qui réponde aux besoins réels de l’Europe.

Premièrement, il est impératif d’établir un dialogue diplomatique direct avec Moscou. L’incapacité manifeste de l’Europe à dialoguer directement avec la Russie est désastreuse. L’Europe semble même croire à sa propre propagande en matière de politique étrangère, puisqu’elle omet d’aborder les questions essentielles directement avec son homologue russe.

Deuxièmement, il convient de se préparer à une paix négociée avec la Russie concernant l’Ukraine et l’avenir de la sécurité collective européenne. Plus important encore, l’Europe devrait convenir avec la Russie que la guerre prenne fin sur la base d’un engagement ferme et irrévocable de ne pas étendre l’OTAN à l’Ukraine, à la Géorgie ni à d’autres territoires situés à l’est. De plus, l’Europe devrait accepter certains changements territoriaux pragmatiques en Ukraine en faveur de la Russie.

Troisièmement, l’Europe devrait rejeter la militarisation de ses relations avec la Chine, par exemple en refusant tout rôle à l’OTAN en Asie de l’Est. La Chine ne représente absolument aucune menace pour la sécurité de l’Europe, et cette dernière devrait cesser de soutenir aveuglément les prétentions hégémoniques américaines en Asie, déjà dangereuses et illusoires sans son soutien. Au contraire, l’Europe devrait renforcer sa coopération commerciale, ses investissements et sa coopération climatique avec la Chine.

Quatrièmement, l’Europe devrait se doter d’un modèle institutionnel de diplomatie cohérent. Le modèle actuel est inapplicable. Le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité sert principalement de porte-parole à la russophobie, tandis que la diplomatie de haut niveau – lorsqu’elle existe réellement – ​​est menée de manière confuse et alternée par différents dirigeants européens, le Haut Représentant de l’Union, la présidente de la Commission européenne, le président du Conseil européen, ou une combinaison variable de ces instances. En bref, personne ne parle clairement au nom de l’Europe, puisqu’il n’existe pas de politique étrangère européenne clairement définie.

Cinquièmement, l’Europe devrait reconnaître que sa politique étrangère doit être dissociée de l’OTAN. En réalité, l’Europe n’a pas besoin de l’OTAN, puisque la Russie n’est pas sur le point d’envahir l’UE. L’Europe devrait certes se doter de ses propres capacités militaires, indépendamment des États-Unis, mais à un coût bien inférieur à 5 % du PIB, un objectif absurde fondé sur une évaluation totalement exagérée de la menace russe. Par ailleurs, la défense européenne ne devrait pas être confondue avec la politique étrangère européenne, même si les deux sont devenues parfaitement confuses ces dernières années.

Sixièmement, l’UE, la Russie, l’Inde et la Chine devraient collaborer à la modernisation verte, numérique et des transports de l’espace eurasien. Le développement durable de l’Eurasie est bénéfique à tous (UE, Russie, Inde et Chine) et ne peut se réaliser que par une coopération pacifique entre les quatre grandes puissances eurasiennes.

Septièmement, le programme européen Global Gateway, qui finance les infrastructures dans les pays hors UE, devrait collaborer avec l’initiative chinoise « la Ceinture et la Route ». Actuellement, Global Gateway est présenté comme un concurrent de cette initiative. En réalité, les deux devraient unir leurs forces pour cofinancer les infrastructures d’énergie verte, numériques et de transport en Eurasie.

Huitièmement, l’Union européenne devrait accroître son financement du Pacte vert pour l’Europe, accélérant ainsi la transition de l’Europe vers un avenir sobre en carbone, plutôt que de gaspiller 5 % de son PIB en dépenses militaires inutiles et sans intérêt pour l’Europe. Un financement accru du Pacte vert pour l’Europe présente deux avantages. Premièrement, il permettra de renforcer la sécurité climatique aux niveaux régional et mondial. Deuxièmement, il développera la compétitivité de l’Europe dans les technologies vertes et numériques de demain, créant ainsi un nouveau modèle de croissance viable pour le continent.

Neuvièmement, l’UE devrait s’associer à l’Union africaine pour un développement massif de l’éducation et du renforcement des compétences dans les États membres de l’UA. Avec une population de 1,4 milliard d’habitants qui devrait atteindre environ 2,5 milliards d’ici le milieu du siècle, contre environ 450 millions pour l’UE, l’avenir économique de l’Afrique aura des répercussions profondes sur celui de l’Europe. Le meilleur espoir de prospérité pour l’Afrique réside dans le développement rapide d’une éducation et de compétences de haut niveau.

Dixièmement, l’UE et les BRICS devraient affirmer avec fermeté et clarté aux États-Unis que le futur ordre mondial ne repose pas sur l’hégémonie, mais sur l’état de droit garanti par la Charte des Nations Unies. C’est la seule voie vers une véritable sécurité pour l’Europe et pour le monde. La dépendance envers les États-Unis et l’OTAN est une cruelle illusion, surtout compte tenu de l’instabilité des États-Unis eux-mêmes. La réaffirmation de la Charte des Nations Unies, en revanche, peut mettre fin aux guerres (par exemple, en mettant fin à l’impunité d’Israël et en faisant appliquer les arrêts de la CIJ en faveur de la solution à deux États) et prévenir les conflits futurs.

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