La vidéo ci dessous est intitulée « The Last Interview with Hannah Arendt (1973 English & French) », publiée sur la chaîne YouTube « Philosophy Overdose ».
Il s’agit de la dernière interview de la philosophe politique Hannah Arendt, réalisée en octobre 1973 par le journaliste français Roger Errera pour la télévision française (ORTF), et diffusée en 1974.
Arendt y parle principalement en anglais, avec quelques parties en français.
C’est une entrevue fascinante eoù Arendt aborde plusieurs thèmes majeurs de sa pensée politique, à un moment où elle réfléchit sur l’Amérique (où elle vivait depuis 1941), les crises politiques contemporaines et ses concepts clés.
L’Amérique comme république unique : Arendt contraste les États-Unis avec les États-nations européens. Pour elle, l’Amérique n’est pas une « nation » au sens traditionnel (pas basée sur l’héritage, la langue ou le sol), mais sur la citoyenneté et l’acceptation de la Constitution, qu’elle voit comme un document « sacré ». Cela permet au droit de primer sur les hommes, protégeant les minorités et la pluralité d’opinions – d’où son caractère républicain plutôt que purement démocratique (pour éviter la tyrannie de la majorité).
Les crises politiques aux États-Unis : Elle évoque les assassinats présidentiels, la guerre du Vietnam et le Watergate comme des crises constitutionnelles, où le pouvoir exécutif tend à devenir tyrannique. Elle critique le concept de « sécurité nationale » (importé d’Europe), qui permet au président d’agir au-dessus des lois sous prétexte de « raisons d’État », menant à des actes criminels justifiés (comme les cambriolages politiques).
Les Pentagon Papers et la pensée bureaucratique : Arendt analyse les « spécialistes de résolution de problèmes » (comme ceux impliqués dans la théorie des dominos), qui s’accrochent à des théories erronées non par mensonge délibéré, mais par besoin de cadres cohérents, même face aux contradictions.
Histoire, contingence et liberté : Elle oppose le déterminisme historique (qui rend l’histoire « logique » rétrospectivement) à la contingence de l’avenir, dépendant de l’action humaine. La peur de la liberté pousse beaucoup à préférer des visions déterministes.
Le totalitarisme : Arendt le définit comme un système nouveau de domination totale, où même les innocents (ceux qui sont d’accord) sont punis. Elle distingue cela des tyrannies classiques et critique l’admiration pour les « criminels politiques » – mieux vaut les ridiculiser.
- Identité juive et Israël : Elle voit Israël comme un élément unificateur pour les Juifs du monde, contredisant les prédictions d’assimilation totale.
- Philosophie et pensée critique : Arendt insiste sur l’importance de penser critiquement pour réveiller la réflexion ; ne pas penser est plus dangereux que tout.
Cette interview est particulièrement précieuse car elle date de la fin de sa vie (Arendt est décédée en 1975) et offre une synthèse accessible de ses idées, issues d’œuvres comme Les Origines du totalitarisme ou Eichmann à Jérusalem.
Sa lucidité sur les faiblesses démocratiques reste étonnamment actuelle, notamment sur les abus de pouvoir exécutif ou la bureaucratie déshumanisante.
SUR LE TOTALITARISME
Le totalitarisme est un concept politique central, particulièrement développé par Hannah Arendt dans son œuvre majeure Les Origines du totalitarisme (1951).
1. Définition et émergence du concept Le totalitarisme désigne un système de gouvernement qui vise une domination totale sur tous les aspects de la vie humaine – politique, sociale, économique, culturelle et même psychologique. Contrairement à une dictature classique, qui se contente souvent de contrôler le pouvoir politique, le totalitarisme cherche à remodeler la société entière et l’individu lui-même.
Selon Hannah Arendt : Le totalitarisme est une forme de domination inédite au XXe siècle, née de la conjonction de l’impérialisme, de l’antisémitisme et de la crise des États-nations européens après la Première Guerre mondiale. Elle le définit comme un mouvement qui transforme les masses atomisées (individus isolés par la modernité) en une entité unifiée par une idéologie totalisante. Ce n’est pas un régime stable, mais un processus dynamique et destructeur.
Autres penseurs : Des auteurs comme Carl Schmitt ou Raymond Aron ont aussi analysé le totalitarisme, mais Arendt en a popularisé l’étude en le distinguant du fascisme ou du communisme purs. Pour elle, il transcende les idéologies de gauche ou de droite : c’est une « pathologie » de la modernité.
2. Origines historiques et sociales Le totalitarisme n’apparaît pas ex nihilo ; il émerge dans des contextes de crise profonde :
- Crises économiques et sociales : La Grande Dépression des années 1930 a créé des masses déracinées, prêtes à adhérer à des mouvements radicaux promettant une « nouvelle ère ».
- Effondrement des structures traditionnelles : La fin des empires (comme l’Empire austro-hongrois) et les guerres mondiales ont brisé les liens sociaux, favorisant l’isolement individuel.
- Rôle des idéologies : Arendt pointe l’impérialisme colonial comme précurseur, avec ses logiques de racisme et d’expansion infinie, qui se muent en idéologies totalitaires (nazisme avec la supériorité aryenne, stalinisme avec la lutte des classes).
- Facteurs technologiques : La propagande de masse (radio, cinéma) et les outils de surveillance ont permis une emprise inédite.
3. Caractéristiques principales Arendt identifie plusieurs traits distinctifs du totalitarisme, qui le rendent unique :
- Idéologie totalisante : Une vision du monde « scientifique » ou « historique » qui explique tout (ex. : la « loi de la nature » chez les nazis, la « loi de l’histoire » chez les staliniens). Elle n’est pas un simple programme politique, mais une fiction cohérente qui justifie toute action, même absurde.
- Terrorisme d’État : La terreur n’est pas seulement punitive, mais préventive et systématique. Elle cible même les « innocents » ou les fidèles au régime pour maintenir une peur constante. Arendt note : « Le totalitarisme punit non pas pour ce que l’on fait, mais pour ce que l’on pourrait penser. » Les camps de concentration (comme Auschwitz ou le Goulag) en sont l’incarnation, où l’humain est réduit à un « corps superflu ».
- Propagande et manipulation : La vérité est remplacée par des mensonges organisés. La propagande crée une réalité alternative, où les faits sont niés (ex. : « fake news » avant l’heure). Arendt parle de « mensonge total » qui rend les gens incapables de distinguer le vrai du faux.
- Organisation bureaucratique : Une hiérarchie pyramidale où personne n’est responsable (phénomène de « banalité du mal », comme dans le cas d’Eichmann). Les ordres sont exécutés mécaniquement, sans réflexion morale.
- Atomisation de la société : Destruction des classes sociales, des partis, des syndicats et des liens familiaux pour isoler les individus, les rendant dépendants du régime.
- Culmination dans le mouvement perpétuel : Le totalitarisme n’a pas de fin ; il vise une expansion infinie (conquêtes, purges constantes) pour éviter la stagnation.
4. Exemples historiques
- Nazisme en Allemagne (1933-1945) : Sous Hitler, le régime combine racisme biologique, expansionnisme et extermination (Holocauste). Arendt y voit un totalitarisme « idéal-typique » avec son culte du Führer et ses SS.
- Stalinisme en URSS (années 1930-1953) : Purges massives, collectivisation forcée et culte de la personnalité. Bien que issu du communisme, il devient totalitaire par sa logique d’élimination des « ennemis objectifs » (même parmi les bolcheviks).
- Autres cas : Mao en Chine (Révolution culturelle), Pol Pot au Cambodge, ou des régimes comme la Corée du Nord aujourd’hui, qui présentent des traits totalitaires hybrides.
Arendt insiste : le totalitarisme n’est pas limité à ces exemples ; c’est une menace latente dans toute société moderne.
5. Distinctions avec d’autres régimesP:
- Vs. Autoritarisme : L’autoritarisme (ex. : dictatures militaires en Amérique latine) réprime l’opposition mais tolère une sphère privée. Le totalitarisme envahit tout.
- Vs. Tyrannie : La tyrannie est personnelle et arbitraire (un tyran comme Néron). Le totalitarisme est idéologique et impersonnel.
- Vs. Fascisme : Le fascisme (Mussolini) est nationaliste et corporatiste, mais moins totalisant que le nazisme (selon Arendt, le fascisme italien n’atteint pas le stade totalitaire pur).
- Vs. Démocratie illibérale : Des régimes actuels (comme la Russie de Poutine ou la Hongrie d’Orbán) ont des traits autoritaires, mais pas la domination totale du totalitarisme.
6. Implications contemporaines et leçons d’Arendt Dans son interview de 1973, Arendt met en garde contre les germes totalitaires dans les démocraties : abus de pouvoir exécutif (comme le Watergate), bureaucratie déshumanisante, et « pensée sans réflexion » qui mène à l’obéissance aveugle.
Aujourd’hui, on peut voir des échos dans :
- La surveillance numérique (Big Data, algorithmes) qui atomise et manipule.
- les sanctions, censures, les limitations de la liberté d’écrire
- Les populismes extrêmes utilisant la désinformation, Trumpisme
Arendt conclut que la défense contre le totalitarisme passe par la pensée critique, la pluralité des opinions et la préservation de la liberté politique. « Penser, c’est résister », dit-elle – ne pas penser rend complice.
EXTRAIT;
Roger Errera : Votre premier livre, publié en 1951, a pour titre Les Origines du totalitarisme. Pourquoi avez-vous choisi ce sujet ?
Hannah Arendt : J’ai commencé à m’intéresser au totalitarisme quand Hitler est arrivé au pouvoir en 1933. À cette époque, je vivais en Allemagne. J’ai quitté l’Allemagne immédiatement après l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Mais le problème du totalitarisme m’a poursuivie depuis lors.
Roger Errera : Vous distinguez très nettement le totalitarisme des formes traditionnelles de despotisme, de tyrannie ou de dictature. Quelles sont les caractéristiques essentielles du totalitarisme ?
Hannah Arendt : La caractéristique essentielle du totalitarisme est la terreur totale. La terreur n’est pas la même chose que la violence. La violence est un moyen pour atteindre une fin. La terreur est un moyen pour maintenir le mouvement en marche. Le totalitarisme est un mouvement qui ne s’arrête jamais. Il est en perpétuel mouvement. Et la terreur est le moyen de maintenir ce mouvement.
Roger Errera : Vous avez écrit que le totalitarisme est une forme nouvelle de gouvernement. Pourquoi ?
Hannah Arendt : Parce qu’il n’y a jamais eu auparavant un gouvernement qui prétende contrôler totalement la vie des individus, non seulement leur vie publique, mais aussi leur vie privée. Le totalitarisme détruit la sphère privée. Il détruit la pluralité humaine.
Roger Errera : Vous êtes arrivée dans ce pays [les États-Unis] en 1941, vous veniez d’Europe. Vous y vivez donc depuis 32 ans. Quelle était votre impression dominante à votre arrivée ?
Hannah Arendt : Mon impression dominante, c’est que l’Amérique n’est pas un État-nation. L’Amérique est une république fondée sur une Constitution. Les Founding Fathers (les pères fondateurs) n’ont jamais cru que la tyrannie pouvait provenir du pouvoir exécutif, parce qu’ils ne voyaient pas ce pouvoir autrement que comme l’exécution de ce que le législatif avait décrété sous diverses formes. Nous savons aujourd’hui que le plus grand danger de tyrannie vient bien sûr de l’exécutif.
Roger Errera : Pensez-vous que les États-Unis et la France sont des démocraties au sens plein du terme ?
Hannah Arendt : La France est un État-nation, avec une longue tradition centralisée. Les États-Unis sont une république fondée sur la séparation des pouvoirs et la limitation du pouvoir. Mais aujourd’hui, avec la crise du Watergate, nous voyons une crise constitutionnelle profonde aux États-Unis : pour la première fois, un conflit ouvert entre le législatif et l’exécutif. […]
Roger Errera : Le mensonge en politique est-il inhérent à la démocratie ?
Hannah Arendt : Le mensonge a toujours existé en politique. Mais dans les régimes totalitaires, le mensonge devient total : on réécrit l’histoire, on nie les faits. Dans les démocraties, le mensonge est limité par la pluralité des opinions et la liberté de la presse. Si tout le monde vous ment toujours, la conséquence n’est pas que vous croyez les mensonges, mais que plus personne ne croit rien. Les gens ne croient plus aux faits. […]
Hannah Arendt (conclusion sur la pensée) : Penser est dangereux, car penser met en question tout ce qui est établi. Il n’y a pas de pensées dangereuses ; penser en soi est dangereux.
L’intégralité de la vidéo :