La visite de Macron en Allemagne un plaidoyer pour les dettes ?

La France dérape, Macron va plaider sa cause pour ne pas se faire tirer les oreilles publiquement.

AUTEUR

Joseph de Weck

Emmanuel Macron doit se rendre du 26 au 28 mai en Allemagne, où il sera accueilli par le président fédéral Frank-Walter Steinmeier. Les relations franco-allemandes se sont détériorées, alors que le contexte géopolitique, les échéances électorales (élections européennes de juin, élection aux États-Unis en novembre, élections générales allemandes en 2025) ou les dossiers économiques (accords de libre-échange, énergie nucléaire, rapport à la dette) exigeraient plutôt une entente et une solidarité sans faille. Quels sont les priorités et les points d’achoppement de la relation franco-allemande ? Que reste-t-il du « duo de tête » de l’UE ? Comment appréhender l’évolution de la relation entre Paris et Berlin?  Entretien avec Joseph de Weck.

Que représente une visite d’État, par rapport à un simple déplacement ? Pourquoi sont-elles si rares et quel est leur objet ?

Les visites d’État ne sont pas des visites de travail ordinaires : sans être dédiées seulement à un sujet spécifique ni faire se réunir exclusivement deux chefs d’État ou de gouvernement, elles sont l’occasion de célébrer les relations entre deux pays partenaires et de permettre une vraie rencontre et un échange entre le président invité et la société civile de l’autre pays.

Les visites d’État ne sont pas des visites de travail ordinaires.

Emmanuel Macron devrait prendre son temps (trois jours), pour témoigner de l’importance qu’il accorde à l’amitié franco-allemande, à quelques semaines de l’élection du Parlement européen.

Il sera accueilli par le président Steinmeier et, s’il rencontrera bien sûr Olaf Scholz, le moment le plus important sera peut-être celui de son adresse (probablement en allemand) à la population allemande lors d’un discours prévu à Dresde. Quelles seront les propositions faites par le président français aux Allemands ? Comment va-t-il essayer de convaincre les Allemands de sa vision européenne ? Il est aussi notable qu’Emmanuel Macron se rendra d’abord à Ludwigsburg – un Land de l’ouest de l’Allemagne, puis à Berlin, et enfin à Dresde, dans un Land de l’Est, avec le souci de parler à l’Allemagne toute entière.

Comment jugez-vous les évolutions récentes de la relation franco-allemande ?

Les relations franco-allemandes ont connu des jours meilleurs, et la guerre en Ukraine a fait naître plusieurs désaccords.

Le premier concerne l’objectif à poursuivre en Ukraine : l’Allemagne redoute avant tout que la Russie, si elle se sent proche de la défaite en Ukraine, ne devienne encore plus dangereuse. Cela conforterait sa conception d’une guerre existentielle mettant en jeu sa survie en tant que nation. Une Moscou poussée à bout constituerait alors un risque accru d’escalade nucléaire.

Paris, qui bénéficie de sa capacité de frappe nucléaire propre, estime que si la Russie n’est pas défaite, elle menacera de nouveau l’Europe dès que ses forces auront été reconstituées, à l’horizon de deux ou trois ans.
 
En deuxième lieu, les divergences concernent plus largement l’interprétation des conséquences de la guerre pour la vision de la défense européenne : les Allemands voient dans la guerre en Ukraine la confirmation de l’importance cruciale des Américains et de l’OTAN. Pour les Français, elle apporte la preuve qu’à l’avenir, on ne pourra plus se reposer uniquement sur les États-Unis pour se défendre contre une Russie révisionniste.

Enfin, Paris et Berlin avancent selon des temporalités distinctes : les Allemands sont pris dans l’urgence du court terme (éviter aujourd’hui l’escalade, prendre acte, aujourd’hui, de la dépendance aux États-Unis) alors que les Français se positionnent à plus moyen terme (travailler pour être plus indépendants de Washington demain en investissant dans l’appareil de sécurité européen, éviter une récidive du Kremlin).

Ces deux temporalités correspondent aux calendriers électoraux respectifs des deux dirigeants : Emmanuel Macron n’a pas à se projeter dans un nouveau mandat, sa priorité est son agenda européen, alors qu’Olaf Scholz doit veiller à des compromis de court terme pour maintenir sa coalition, que son hétérogénéité – le parti social-démocrate, le parti libéral-démocrate et les Verts – rend vulnérable.

En quoi les fragilités de la coalition allemande affectent-elles les relations de Berlin avec l’UE et la France en particulier ?

Les scènes politiques française et allemande sont très différentes. Le régime français, déjà présidentiel, est encore renforcé par la pratique « hyper présidentielle » d’Emmanuel Macron. Les ministres français ont donc peu de marge de manœuvre, contrairement à ce qu’on voit en Allemagne, et la centralisation française s’accommode mal de négociations qu’il faudrait mener avec chacun des ministres allemands concernés. Il faudrait plutôt décentraliser les relations, moins les faire dépendre de l’Élysée et ne pas parler seulement au chancelier mais coopérer avec chacun des ministres, lesquels sont d’ailleurs souvent plus réceptifs aux idées françaises que ne l’est Olaf Scholz. Cette différence de fonctionnement obère la fluidité des relations franco-allemandes.

Aujourd’hui, la coalition menée par Olaf Scholz est fragile : les libéraux du FDP, 3e parti de la coalition, sont en difficulté dans les sondages. Ils plafonnent à 4 % à peine et sont en chute libre depuis les 11 % qu’ils avaient remportés aux précédentes élections fédérales de 2017. Or, il faut un minimum de 5 % des suffrages pour obtenir un siège au Bundestag : les libéraux pourraient donc être mis en déroute lors des prochaines élections qui comportent pour eux un enjeu existentiel.

Les scènes politiques française et allemande sont très différentes. Le régime français, déjà présidentiel, est encore renforcé par la pratique « hyper présidentielle » d’Emmanuel Macron.

Ne pouvant pas se permettre de perdre des voix, ils capitalisent sur les sujets mobilisateurs pour leur électorat : le pilier de la rigueur budgétaire. Or, la quasi-totalité des priorités françaises pour l’UE – une  politique industrielle plus active, le soutien à l’industrie de défense, la transition écologique – impliquent que l’Union européenne dépense davantage.

La perspective des élections de l’automne 2025 constitue donc une sorte de terminus qui empêche toute projection de long terme. Une stratégie de sortie pour Emmanuel Macron pourrait néanmoins consister à se concilier le centre droit, actuellement dans l’opposition : la CDU de Friedrich Merz est susceptible de lâcher du lest sur les questions de rigueur budgétaire. Peut-être le président français peut-il le convaincre du bien-fondé d’un fonds européen financé par la dette pour soutenir Kiev. Et si la CDU acceptait cette option, le FDP pourrait également se rallier à l’hypothèse.

Dans quelle mesure le changement d’époque engagé par Olaf Scholz en février 2022 après l‘invasion russe a-t-il modifié le rapport de Berlin à l’UE ?

Le problème, justement, est que le Zeitenwende n’a pas vraiment changé le rapport de Berlin à l’UE, alors que la France a revu plusieurs de ses positions, notamment en ce qui concerne son soutien à l’élargissement de l’UE. Elle qui y était plutôt défavorable encourage désormais l’adhésion des pays des Balkans et de l’Ukraine.

Les Allemands, quant à eux, campent sur leurs positions et ont vu dans la guerre en Ukraine la confirmation de leur doctrine générale qui fait reposer leur sécurité sur les États-Unis. Bien qu’ils soutiennent rhétoriquement l’idée d’une Europe souveraine,ils ne sont en réalité toujours pas convaincus qu’il soit souhaitable et possible que l’Europe devienne elle-même un pilier de sa propre défense.

Le format du « triangle de Weimar », entre Berlin, Varsovie et Paris, avec le retour de Donald Tusk au pouvoir en Pologne, est-il une alternative au seul duo franco-allemand ?

Dans une Europe à 15, le couple franco-allemand avait un effet d’impulsion très efficace mais désormais, quand bien même Paris et Berlin s’accordent, cela ne suffit pas pour faire aboutir un projet. Le compromis franco-allemand arrive souvent à la fin, et non plus au début d’une nouvelle initiative européenne. Par exemple, concernant le projet de fonds européen financé par la dette pour soutenir l’Ukraine, la France devrait essayer de construire une coalition avec des pays comme la Pologne ou le Danemark, habituellement frugaux mais aujourd’hui menacés par la Russie, afin de convaincre. L’axe avec Varsovie constitue un relais efficace.

À quelques semaines de l’élection des députés au Parlement européen, l’AfD flirte avec la barre des 20 % d’intentions de vote, voire 30 % dans les Lander de l’Est. Alors que le parti mise sur l’outrance plus que la « normalisation », quels sont les liens entre le Rassemblement national et l’AfD ?

Le RN a mené ces dernières années une politique de dédiabolisation que l’AfD, elle, n’a pas engagée : le parti de Marine le Pen essaie donc de garder ses distances avec l’AfD et de se démarquer d’un programme jugé trop radical, bien que les deux partis d’extrême-droite aient jusqu’à maintenant fait partie du même groupe au Parlement européen, Identité et Démocratie. Le RN, qui avait déjà demandé à l’AfD de clarifier ses positions concernant son très controversé plan de « remigration » présenté en novembre 2023, a annoncé via Alexandre Loubet, directeur de la campagne de Jordan Bardella, que le RN ne constituerait pas de groupe parlementaire avec l’AfD lors du prochain mandat, actant la césure entre les deux partis.

L’AfD baisse dans les sondages : alors qu’ils approchaient des 21 % en automne 2023, ils sont désormais à 17 %. Ils sont perçus comme trop radicaux et les électeurs se méfient de la proximité entretenue par certains cadres avec la Russie ou la Chine et de l’affiliation néo-nazie de certains membres. Tandis que le RN a mené ses purges à l’encontre de ses membres trop polémiques, l’AfD est aujourd’hui rattrapée par ce passif.

Comment l’Allemagne envisage-t-elle l’éventualité d’une réélection de Donald Trump ?

L’Allemagne se considère comme dépendante du parapluie nucléaire américain : elle se tient donc prête à répondre à l’injonction de Donald Trump de « payer plus« . En cas de réélection de Donald Trump à la Maison-Blanche, les Allemands vont trouver le moyen d’acheter davantage de matériel américain et d’augmenter leurs dépenses militaires. Cela accroîtra d’autant les dissensions avec la France, qui considérera, elle, qu’il est plus urgent de privilégier les investissements européens.

Sur le plan économique et commercial, on s’attend à ce que Donald Trump mène une politique assez agressive et qu’il instaure des tarifs douaniers de 10 % supérieurs pour tous les pays. Or, bien qu’on parle toujours des relations de l’Allemagne avec la Chine, les États-Unis restent son premier marché d’exportation et son premier partenaire commercial. La perspective d’une guerre commerciale avec les États-Unis, dans un contexte où l’économie allemande est déjà affaiblie et stagne depuis 2019, inquiète. L’industrie, moteur de la croissance, n’a toujours pas retrouvé son niveau d’avant la pandémie et si un choc américain s’ajoute au choc chinois, l’Allemagne sera d’autant plus à la peine.

Le Conseil des sages, un groupe de cinq économistes qui conseille le gouvernement, a baissé ses prévisions de croissance le 15 mai dernier à l’occasion de son rapport conjoncturel de printemps. Y a-t-il un risque que la mauvaise santé de l’économie allemande ne plombe la croissance européenne ?

En réalité, c’est déjà le cas. La faiblesse de l’économie allemande contamine de nombreux pays européens. L’industrie automobile allemande a recours à des sous-traitants en Europe de l’Est qui pâtissent directement du manque d’exportations allemandes. Quand l’économie allemande stagne, c’est toute l’Europe qui est tirée vers le bas. Rappelons que le poids de l’économie allemande dans l’économie européenne est de 25 %. Si on regarde plus spécifiquement le cas de la France, le Baromètre de l’attractivité de la France, qui vient d’être publié par le cabinet EY, montre qu’avec 183 projets réalisés en 2023, l’Allemagne y est le deuxième investisseur étranger, juste derrière les États-Unis. L’interdépendance des économies est donc considérable.

Les règles d’endettement public allemandes sont très strictes et ont été renforcées par la Cour constitutionnelle allemande en novembre 2023, au point que même le FMI les juge trop rigoureuses. Comment comprendre la différence de philosophie budgétaire entre la France et l’Allemagne ?

En Allemagne, le rapport à la dette est culturel. On fait peu de dettes et ce, à toutes les échelles : ménages, entreprises, gouvernement. Le taux de ménages propriétaires de leur résidence principale est par exemple bien supérieur en France (63,4 % vs 46,5 %), parce que les Allemands n’entretiennent pas le rapport décomplexé à la dette qui est celui de leurs voisins. Ainsi, quand un politicien allemand dit qu’il ne faut pas contracter de dette, cela parle intuitivement aux électeurs. Pour le comprendre, il faut sans doute remonter aux racines protestantes de la patrie de Luther, pour qui il convient de gagner son argent à la sueur de son front, et qui regarde avec suspicion les spéculations et investissements financiers. Il est révélateur que les mots « dette » (Schulden) et « faute » (Schuld) soient apparentés.

Au-delà de cette explication d’ordre culturel et presque moral, on peut aussi se référer à l’histoire économique : l’Allemagne a connu des périodes de défaut de paiement (lors des Réparations entre 1920 et 1933) avec une violente inflation, aux conséquences dévastatrices. Le lien entre dette et hyperinflation, bien qu’il ne soit pas complètement fondé, est profondément ancré dans l’imaginaire collectif allemand.

En Allemagne, le rapport à la dette est culturel. On fait peu de dettes et ce, à toutes les échelles : ménages, entreprises, gouvernement.

Comment Olaf Scholz a-t-il accueilli la visite de Xi Jinping en France, après s’être lui-même rendu à Pékin en solitaire à la mi-avril ? Quels sont les points d’accords entre les deux pays vis-à-vis du géant chinois ?

On observe une grande convergence de principe entre Paris et Berlin au sujet de la Chine : les deux pays refusent le narratif de « nouvelle Guerre froide » dans lequel les rivaux des deux côtés du Pacifique voudraient les enfermer. Ils considèrent au contraire que le monde est multipolaire et que l’Europe ne doit pas s’aligner à 100 % avec les États-Unis pour éviter toute bipolarisation.

Néanmoins, vu les structures économiques distinctes de part et d’autre du Rhin, subsistent des désaccords sur les questions de politique commerciale. La France pousse à Bruxelles un agenda plus protectionniste vis-à-vis de la Chine. Paris soutient l’idée des taxes à l’entrée sur les voitures électriques chinoises, qui bénéficient de fortes subventions de Pékin, pour protéger l’industrie européenne.

Les Allemands, bien qu’ils constatent que leur déficit commercial à l’égard de la Chine va croissant depuis plusieurs années, ne sont pas prêts à s’aligner sur la doctrine française et craignent l’impact des rétorsions chinoises éventuelles sur leurs constructeurs automobiles. La France est quant à elle beaucoup moins dépendante de la Chine pour ses exportations. On peut s’attendre à ce que l’Allemagne se range derrière Paris d’ici quelques années, à mesure que ses exportations vers Pékin iront en diminuant.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

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