Pourquoi mentir ? La crise est une crise de l’insuffisance de profit

Article Bruno Bertez du 30 mars 2016

Titre : Pourquoi mentir ? La crise est une crise de l’insuffisance de profit

Yellen vient une fois de plus d’administrer la preuve que nous sommes dans l’impasse. Après 7 années de soins intensifs, l’économie mondiale se porte toujours mal: le commerce mondial est stagnant, la reprise américaine est pour la nième fois hésitante, les marchés financiers sont fragiles et les émergents luttent pour éviter la déroute. Yellen, fort justement, a décidé d’élargir le double mandat de la Fed et d’inclure dans ses préoccupations la stabilité du système mondial et pas seulement celle du système domestique. Elle est rapidement revenue en arrière sur la décision de décembre de régulariser la politique monétaire; elle restimule verbalement, elle œuvre à desserrer à nouveau les conditions financières. Surtout elle fait baisser le dollar. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses derniers propos ultra dovish, ultra colombe. Sept ans sans succès dans le traitement du mal, une accoutumance évidente aux remèdes et des conséquences non voulues qui se multiplient, voilà qui devrait faire réfléchir.

Nous soutenons que nous échouons à traiter la crise parce que nous portons un diagnostic faux. Nous portons un diagnostic faux parce que nous avons une conception du fonctionnement du système elle-même fausse.

Tant que l’on n’acceptera pas la révolution copernicienne, qui consiste à reconnaître que le profit est au centre du système, et que la crise est une crise d’insuffisance de profit, on s’enfoncera. Pour se persuader du bien-fondé de cette hypothèse centrale, il suffit de regarder tous les remèdes mis en œuvre; tous s’analysent, sans que ce soit formulé, comme devant compenser et/ou masquer l’insuffisance ou le manque de profit. Le crédit, par exemple, est le moyen privilégié de compenser à la fois l’insuffisance de profit et l’insuffisance de revenus pour réaliser le profit dont les entreprises ont besoin.  Le crédit est le palliatif par excellence, le palliatif synthétique, et sa croissance accélérée traduit, exprime les difficultés que le système a à continuer d’aller de l’avant. Le  crédit est une tentative désespérée de prolonger, de repousser les limites.  On tourne autour du « pot », on cherche indirectement à compenser l’insuffisance de profit dans le système en regard de la masse de capital accumulée, mais on refuse de le mettre au centre des préoccupations, comme par une sorte de pudeur. Ce qui pénalise l’efficacité et surtout empêche de viser là où il faut, là où ce serait efficace.

Pourquoi nos sociétés dominées par l’économie, la production de richesses et la capitalisation,  refusent-elles d’admettre qu’elles sont gouvernées par la recherche du profit et de la fortune, c’est une question intéressante et complexe.

Nos sociétés ne veulent pas être ce qu’elles sont! Nous sommes, en quelque sorte, honteux de ce que nous sommes et nous nous le cachons à nous-mêmes. Les sciences humaines enseignent que tout système ne dure que tant que sa logique reste cachée; pour durer, la logique du capitalisme doit demeurer non-sue de la masse; le vrai fonctionnement du système doit rester en quelque sorte le secret d’une super-élite. L’élite des grands prêtres du Système. Ces grands prêtres ne sont plus les gouvernements ; non, ce sont les banquiers, les Centraux et les TBTF;  ils gèrent les mystères qui nous échappent, ils croient détenir les secrets de leur alchimie. Et, à ce titre, ils constituent la nouvelle élite, la nouvelle superclasse avec leurs complices, hauts fonctionnaires nationaux et internationaux, médiacrates de haut rang, etc. Ils attirent à eux, grâce à cette connaissance des mystères, une part du surprofit, de la valeur ajoutée du Système. Et le rang et les honneurs. Dans sa mutation, le système se concentre, il réduit le nombre de ses bénéficiaires, c’est ainsi qu’il faut analyser la décrépitude de la politique, le laminage des classes moyennes et des petits patrons. Les fantassins du capitalisme sont sacrifiés en quelque sorte. 

Considérer comme les keynésiens que ce qui est au centre du système, c’est la demande; considérer que la Grande Crise et la Grande Récession ont pour origine « une insuffisance de la demande globale », et tout faire pour la stimuler, est une erreur intellectuelle colossale. On traite une maladie qui n’existe pas ou plutôt qui n’existe qu’en apparence: l’insuffisance de demande. On le fait sans se poser la question: qu’est-ce qui fait que la demande est insuffisante, qu’est-ce qui fait que les revenus ne sont pas assez élevés pour que toutes les productions trouvent preneurs, qu’est-ce qui fait que les entreprises ferment, n’embauchent pas? La réponse est évidente, mais elle doit  demeurer cachée: la réponse est que les revenus, les salaires sont un sous-produit. Un sous-produit de la production de profit. Les entreprises  n’ont pas intérêt à investir, à embaucher, à hausser les salaires, parce que le taux de profit n’est pas assez élevé. Personne ne se prive de s’enrichir plus et si les entreprises font la grève de l’investissement, c’est parce qu’elles considèrent qu’elles ne vont pas gagner assez pour les rentabiliser, compte tenu des risques qu’elles vont courir. 

Cette erreur qui consiste à mettre la demande au centre du système au lieu d’y mettre les profits, cette erreur conduit à prendre des mesures qui aggravent le mal, des mesures dont on ne peut plus sortir, des mesures qui, certes, repoussent les échéances, mais qui, au total, amplifieront les dégâts futurs.

Il n’y a pas eu de crise en 2008, voilà ce qu’il faut admettre; la crise a été évitée au prix d’un ensemble de mesures non-conventionnelles, au prix d’une modification des règles du jeu économique et social, au prix d’un avilissement en profondeur du système. Il s’est socialisé, perverti.

Le système a glissé, le pouvoir est passé aux Banquiers Centraux et aux Organisations Internationales, les gouvernements ne sont plus que des potiches, l’essentiel leur échappe. Les Banquiers Centraux président et ordonnancent des transferts de richesse par centaines de milliards, les gouvernements peinent à trouver quelques milliards pour mettre en œuvre leurs petites politiques au jour le jour.

La souveraineté des peuples et des nations s’est délitée, nous sommes dans un dirigisme/socialisme global. Le jeu politique est un jeu de marionnettes, l’action se déroule ailleurs. Le récent G20 de Shanghai vient encore d’en administrer la preuve, « ILS » ne se cachent plus, ils dictent.  Ainsi, la révélation depuis la mi-2015 de l’échec des politiques monétaires conduit les Banques Centrales à re-plaider pour des actions fiscales, budgétaires audacieuses. Ce faisant, elles se lavent les mains de leurs inepties et rejettent la responsabilité de la nouvelle détérioration en cours sur vos gouvernements, c’est à dire sur vous, sur ceux qui sont censés vous représenter. Vous vous dressez contre vos gouvernements, ils sont impopulaires.  Vous votez contre eux, vous votez « contre », vous ne vous rendez pas compte que vous faites le jeu des Banques Centrales et des Institutions Internationales qu’elles contrôlent. Leur objectif, c’est le Pouvoir, c’est d’affaiblir les  gouvernements encore légitimés par les peuples. Leur objectif est de détruire ce qui reste encore de démocratie.  Relisez l’histoire des Guelfes au 13e Siècle. 

Sept ans après la prise de conscience de la crise, la politique monétaire semble avoir épuisé ses effets et montré ses limites. La succession taux zéro, Quantitative Easing, Nirp a conduit à une impasse. Nous en sommes au stade où les mesures monétaires, au lieu d’aider les banques, détruisent leur « business model » et les mettent en danger. On tourne en rond, le keynésianisme monétaire n’a rien donné et les conséquences non voulues ont pris le dessus sur les résultats positifs, la balance bénéfice/coût s’est détériorée, on a touché les limites. Le keynésianisme fiscal n’a pas donné grand-chose, il suffit de voir la situation désastreuse du Japon. Ce dernier en est à tenter de réduire ses déficits alors que l’on annonce une nouvelle baisse de la production industrielle!

Certains proposent de recombiner les deux, le fiscal et le monétaire, sous une forme radicale, celle de « l’helicopter money ». Il s’agit cette fois de distribuer l’argent directement aux consommateurs et non plus par l’intermédiaire des banques. Une sorte de rabais fiscal, baisse d’impôts très forte, qui serait financé, non par accroissement des dettes du gouvernement, mais par création monétaire pure et simple. Au moins, on serait sûr de la transmission à l’économie réelle et on éviterait la critique sur l’enrichissement des ploutos et autres kleptos. L’une des propositions est celle de Brad DeLong de Berkeley qui veut ressusciter les théories du Social Credit. Il s’agit d’une sorte de carte de crédit tombée du ciel et alimentée par des ressources elles aussi tombées du ciel, cette carte de crédit est censée combler le « gap » de pouvoir d’achat des consommateurs pour mettre la demande globale au niveau de l’offre. Elle a été très en vogue dans le passé. C’est une solution ultime de crise bien sûr. Nous y reviendrons un jour.

Toutes ces élucubrations et autres séances de brainstorming présentent la même caractéristique de base, le même sous-jacent: il s’agit toujours de partir d’une idée fausse qui est celle de Bernanke, l’idée de l’ « insuffisance de la demande globale ». Bref, on serait en crise, il y aurait un « slack », parce que la demande ne serait pas assez élevée; la solution serait de trouver un moyen d’élever la demande. A priori ce n’est pas difficile, il suffirait de monter les revenus, donner des hausses de salaires, d’une part, et de reconstituer le rendement de l’épargne, d’autre part. Hélas, les « Maîtres » ne veulent pas car, d’une part, cela ferait de la « mauvaise inflation », de l’inflation par les coûts, et d’autre part, cela tuerait les banques et les Etats endettés. D’où la tentative qui a été faite ces dernières années de tenter de monter le pouvoir d’achat sans augmenter les revenus, c’est à dire de remplacer le pouvoir d’achat « gagné » par le pouvoir d’achat « prêté » par le crédit. On en a vu le succès modeste et surtout les limites.

Pourtant le temps commence à presser car le système se fissure, le (dés)ordre que finalement on veut protéger, préserver, est en train de se disloquer, on le voit en Europe avec la fin des consensus, la montée des formations politiques dites extrémistes, la fin du modèle du bipartisme. Ailleurs, comme aux USA, ce que l’on voit, c’est la mise en question du Pacte Social et la contestation des élites, ce que traduit le succès de Trump. Bref, il est urgent de trouver autre chose car, comme nous l’avions prévu dès 2009, la crise fait son chemin, elle corrode tout, elle remonte selon la ligne des produits, puis des organisations et des firmes, puis des théories, puis des institutions, puis de la société politique, puis de la société civile. Finalement, elle s’exacerbe dans les tensions géopolitiques. C’est ce que nous appelons la mise en cause d’un certain ordre. Ordre que nous épinglons sous le nom de kleptocratique ou ploutocratique ou ordre usuraire ou, dans un autre vocabulaire, impérialiste.

Nous disons donc que toutes les actions entreprises depuis la révélation de la crise ont le même sous-jacent, le même présupposé théorique, le même diagnostic. C’est le diagnostic de l’évidence: on voit les usines fermer et les gens mis au chômage, donc c’est parce qu’il n’y a pas assez de travail, ce qui veut dire pas assez de demande. L’ennui est que l’évidence est fausse, c’est un leurre. Le système économique dans lequel nous vivons n’est pas le système des besoins, de la demande, mais le système de la production de profit. C’est le système fondé sur la recherche du bénéfice et de l’accumulation du capital. Et si le système se grippe, si son moteur est en panne, c’est parce que les détenteurs de capital n’ont pas intérêt à s’équiper plus, à embaucher et à produire plus. Si le système est en panne, c’est parce que le moteur tourne au ralenti.

La comparaison avec l’automobile s’impose: le moteur du système, c’est le profit et la transmission, c’est la demande. Vouloir traiter la panne de moteur du véhicule au niveau de la demande équivaut à tenter de réparer la transmission, au lieu de remettre en état le moteur. C’est contre-intuitif, mais la science, d’une façon générale, est contre intuitive: vous voyez la terre plate, alors qu’elle est ronde; vous voyez la matière comme pleine, alors que c’est du vide, vous voyez le système comme manquant de demande alors que ce dont il manque, c’est de profit productif etc. etc. Si les usines ferment, si les hommes et les machines sont mis au rencart, si les sociétés rachètent leurs actions, c’est parce qu’il n’est pas rentable d’investir, de les faire travailler, et s’il n’est pas rentable de les faire travailler, c’est parce que cela ne procure pas assez de profit; le taux de profit dans le monde, malgré les progrès techniques, les artifices, malgré le leverage gratuit, malgré l’écrasement des salaires, malgré le grand retour en arrière sur les acquis sociaux, malgré tout ce que l’on a utilisé, ne remonte pas, au contraire!

Le système se met en panne parce que la machine à produire le bénéfice s’asphyxie, elle est incapable de produire les revenus qui solvabilisent la demande; les revenus qui autorisent la demande sont des sous-produits du système du profit et de l’accumulation et, si le profit et l’accumulation sont en difficulté, alors, la production de ce sous-produit, les revenus salariaux, est en panne. Evidemment, ce n’est pas Macron ou Soros qui vous diront cela! Eux préfèrent la tarte à la crème de la demande insuffisante, comme Stiglitz.

Ce que nous suggérons, c’est qu’à partir d’une vision fausse de la façon dont marche le système, non seulement on ne peut pas le dégripper, mais, en plus, on génère des conséquences inattendues qui aggravent le mal. On veut nier que le système est capitaliste pour des raisons de mensonge social car nous sommes dans un capitalisme honteux,  on veut faire croire que c’est le système de la production de marchandises, de biens et de services et, ce faisant, on le recouvre d’un ensemble de théories fausses qui sont autant d’œillères, elles empêchent de voir comment cela fonctionne.

Tout se passe comme si un médecin voulait traiter une maladie avec une conception fausse du corps humain, dominée par la religion, comme au Moyen Age. Le système n’est pas reconnu comme tel, pour ce qu’il est, comme système de production de profit et de capital, comme système d’enrichissement privé et, si on ne le reconnait pas pour ce qu’il est, alors on ne comprend pas pourquoi il se grippe. C’est comme si on voulait comprendre la panne du moteur d’un véhicule tout en s’interdisant de soulever le capot.

Une réflexion sur “Pourquoi mentir ? La crise est une crise de l’insuffisance de profit

  1. Votre éditorial du 19 mars traitait du même sujet et comportait un titre qui me semblait plus profond dans la mesure ou derrière le mensonge il décelait « la crise de la sociale démocratie ».
    J’avais signalé en commentaire que « notre système de démocratie a conduit au développement d’une masse toujours de plus en plus considérable de charges et de personnes supportées par le système productif ».
    Dans ces charges je pensais à tout ce que nos représentants mettent sur le dos de l’appareil productif pour acheter leurs électeurs et se maintenir au pouvoir. On doit, comme vous le dites, rajouter le sur-profit prélevé par nos élites financières.
    Pour moi, l’insuffisance de la demande que critiquent les keynésiens ou l’insuffisance du taux de profit que vous dénoncez ont pour origine cette inflation incessante de charges parasitaires qui étouffent la production de richesse réelle et nous conduiront à une crise majeure.
    En ce qui concerne le pouvoir des « Maîtres » comme vous dîtes, il me semble que celui-ci n’aurait pu s’établir si une monnaie monopolistique ne nous avait été imposée.
    Nous sommes certes dans un système dit capitaliste, motivé par le profit, où les biens et services sont sensés s’échanger librement, mais par l’intermédiaire d’une monnaie produite et contrôlée par des gens omniscients et au dessus des marchés.
    Il ne faut pas s’étonner que nous sommes comme vous le dîtes « dans un dirigisme/socialisme global ».
    Tous les Français aimant la liberté et s’intéressant à l’économie devraient lire l’ouvrage de Friedrich HAYEK « Denationalisation of Money » , publié en Français en Octobre 2015 sous le titre « Pour une vraie concurrence des monnaies ».
    Il est évident que nos « Maîtres » feront tout pour que cela n’arrive jamais!
    HAYEK écrivait déjà en 1976 que ce qui est en jeu est « le futur de notre civilisation » et qu’il faut s’engager sur la voie qu’il indique afin de « mettre un coup d’arrêt au progrès continu de tous les gouvernements vers le totalitarisme » et j’ajoute au profit des quelques uns.

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