Editorial: la question de l’idéologie qui succède au libéralisme.

Voici un texte de qualité de Branko Milanovic. Vous avez du remarquer que je suis un admirateur de ses travaux, en particulier sur les inégalités.

Ce texte est une tentative de comprendre à la fois le Trumpisme et l’idéologie éclatée, contradictoire qui se met en place en cette période, Nous ne sommes plus dans l’idéologie libérale , nous sommes en transition vers autre chose,

Le travail de Branko mérite d’être lu, relu et analysé,- comme celui de Slobodian Quinn d’ailleurs – mais il ne va pas au fond des choses, en particulier il ne discerne pas les forces et le moteur des évolutions du système, il ne les nomme pas, et cela donne l’impression que tout tombe du ciel que les évolutions ne sont pas déterminées, pas causées.

Il ne saisit pas les enchainements organiques qui ont d’abord promu le libéralisme dans les années 70-80, puis ensuite qui l’ont dépassés par le libéralisme d’état, puis le libéralisme national et ethno-national.

Branko défriche, comme Todd lui aussi défriche, mais c’est encore trop en surface. Cela ne permet pas d’analyser en profondeur, sous les apparences. Et sans compréhension en profondeur, il n’y a pas de vraie intelligibilité, pas de possibilité de dépasser la simple description. On peut mettre des mots mais pas du sens.

Le problème de ce travail est celui du manque de fil conducteur pour articler les mouvements historiques et c’est pour cela que Branko est obligé d’accorder une place à mon avis démesurée à la personne de Trump; Trump est arrivé parce que le système américain avait touché ses limites. Trump est un épiphénomène, la Nécessité , la Logique ne sont pas personnelles, elles sont ailleurs, systémiques et c est pour cela que les gens s’y sont ralliés, la logique préexistait avant sa concrétisation et personnalisation par le baltringue narcissique Trump.

Branko n’accepte pas le cadre d’interprétation marxiste et, d’ailleurs il ne semble pas le comprendre et l’assimiler, c’est pour cela qu’il est obligé de rester en surface de coller des étiquettes.

Mais le glissement qu’il obligé d’opérer pudiquement vers la similitude avec le National Socialisme est révélateur,… de ce qu’il ne peut ou ne veut pas aborder…la difficulté à maintenir le profit, le stade suprême du capitalisme, l’impérialisme, l’exploitation mondialisée etc

Branko Milanovic

5 novembre/

https://unherd.com/2025/11/how-maga-trumped-neoliberalism/

Lorsqu’on aborde le cas de Trump et qu’on tente d’interpréter ce qu’il représente, deux problèmes se posent.

Premièrement, la recombinaison d’idées opérée par Trump est atypique et ne se laisse pas facilement enfermer dans une catégorie idéologique identifiable. Sa propre volatilité et ses réactions impulsives rendent toute classification encore plus complexe.

Deuxièmement, le problème réside dans l’interprétation. Nous ignorons quelle forme prendra l’ordre qui succédera au capitalisme néolibéral : il pourrait s’agir d’un renforcement du néolibéralisme, voire d’un « super néolibéralisme », ou de son rejet total, en passant par la combinaison la plus probable d’éléments issus de différentes idéologies.

Ainsi, ce qui peut paraître étrange et inclassable chez Trump tient peut-être davantage à notre méconnaissance des composantes de ce nouvel ordre.

Ce problème est exacerbé par l’absence de préparation idéologique à l’ordre trumpiste, contrairement à ce qui s’est produit avant la domination du projet néolibéral : ces préparations remontent à une quarantaine d’années avant que Thatcher et Reagan n’appliquent le néolibéralisme dans la pratique.

Nous ne constatons pas, du moins pour l’instant, de préparatifs similaires à l’origine du trumpisme ; bien que cela puisse changer à l’avenir, à mesure que certains des antécédents intellectuels des idées du nouvel ordre deviennent plus reconnaissables.

Il est donc erroné de lier la forme de ce futur projet idéologique à Trump lui-même.

Son avenir politique est incertain. Mais le mécontentement, ainsi que le mélange idéologique particulier qu’il a instauré, ne disparaîtront pas, quel que soit son sort. Les individus ont certes leur place dans l’histoire, mais les courants économiques et politiques profonds comptent au moins autant.

Après quatre ans de sa première présidence, des politiques qui, au départ, paraissaient inhabituelles, ont été adoptées par l’ensemble de la population. Elles ont perduré, et même été développées, après son premier mandat. Le nouvel ordre politique et économique est donc déjà en place. La seconde administration Trump poursuit dans cette voie, et accélère même le changement.

Lorsque Trump a déclenché une guerre commerciale contre la Chine en 2017, l’idée était inédite et ne bénéficiait que d’un soutien très limité de la part de la classe politique. Depuis, elle s’est élargie, complexifiée et est désormais acceptée par l’ensemble du spectre politique américain, et de plus en plus en Europe.

Elle comporte un volet économique (la Chine est responsable du déclin des classes moyennes américaines), un intérêt militaire (la sécurité des États-Unis en Asie est menacée par la montée en puissance de la Chine) et un agenda politique (la Chine est dirigée par un régime dictatorial).

Les deux derniers volets ont été « développés » après le départ de Trump de la Maison-Blanche en 2021, confirmant ainsi l’acceptation quasi unanime de cette nouvelle idéologie.

Le recours aux guerres commerciales ou aux sanctions contre des entités ou des personnes physiques s’est intensifié sous l’administration Trump – par exemple, le rétablissement d’un régime de sanctions sévères contre Cuba et le renforcement des sanctions contre l’Iran et le Venezuela – mais cette politique n’a pas été abandonnée sous la présidence de Biden. En réalité, rien n’a changé non plus dans les politiques relatives à Cuba, l’Iran et le Venezuela, tandis qu’une multitude de nouvelles sanctions ont été imposées à la Russie, à la Chine, à la Corée du Nord, au Yémen et à d’autres pays.

Les États-Unis appliquent des dizaines de régimes de sanctions qui affectent potentiellement des milliers de personnes. La coercition économique est désormais considérée comme un outil courant de la politique économique internationale.

Xi Jinping n’est pas la réincarnation de Mao.

Par Branko Milanovic

L’approche mercantiliste du commerce extérieur, et la conception des marchés comme de simples terrains de contestation et de conflit, relèvent d’une vision économique dite « d’homme d’affaires » : elle perçoit l’activité économique comme une lutte permanente et ignore le rôle fondamental du marché, qui concilie les différents intérêts.

Cette vision est aujourd’hui bien plus répandue qu’il y a dix ans. Rana Foroohar, commentatrice et auteure influente du Financial Times, lui a conféré une apparence de respectabilité dans son ouvrage Homecoming , paru en 2022. Ce néo-mercantilisme est promu par des cercles influents aux États-Unis et au sein de l’Union européenne, souvent sous couvert d’un renforcement de la sécurité géopolitique ou militaire. 

Bradford DeLong, ancien sous-secrétaire au Trésor américain sous Bill Clinton, a défendu les politiques industrielles au nom de la sécurité nationale, allant jusqu’à citer, hors contexte, la phrase d’Adam Smith selon laquelle « la défense est bien plus importante que l’opulence ». Le « friendshore » privilégie les investissements dans les pays politiquement alliés et divise de facto le monde en blocs commerciaux concurrents, une situation fondamentalement similaire à la division du monde en blocs économiques qui a atteint son apogée durant l’entre-deux-guerres. Le « friendshore » est la Préférence Impériale ou la Sphère de Coprospérité du Japon, un concept qu’on n’ose pas nommer.

Ce que les partisans de telles politiques oublient, c’est que le revirement à 180 degrés des politiques occidentales concernant le protectionnisme, les blocs commerciaux, la politique industrielle et la coercition économique a des conséquences internationales.

L’ensemble du système de Bretton Woods, mis en place après 1945, reposait sur les principes du libre-échange. Jusqu’aux importantes libéralisations commerciales de 1980, le recours aux droits de douane et autres mesures protectionnistes n’était pas exclu, mais devait s’inscrire dans un cadre international (d’abord le GATT, puis l’OMC). Avec l’avènement du Consensus de Washington, les politiques économiques se sont encore libéralisées. Il sera donc difficile, voire impossible, d’expliquer au reste du monde qu’il faille revoir l’ensemble du système d’après 1945. La Banque mondiale devrait-elle, par exemple, suggérer au Nigéria d’augmenter ses droits de douane et de rejoindre un bloc commercial ? 

Autrement dit, si un pays agit ainsi et que la Banque mondiale continue de plaider pour la libéralisation des échanges, comment peut-elle la défendre sérieusement alors que les États-Unis et l’Europe augmentent leurs droits de douane et créent des blocs commerciaux ?

Compte tenu du rôle prépondérant de l’Occident dans la conception et le fonctionnement des organisations internationales, ces changements ne peuvent être envisagés uniquement sous l’angle national, comme si les politiques néolibérales précédentes pouvaient être appliquées à l’identique dans d’autres pays. L’évolution des politiques commerciales des pays les plus puissants aura inévitablement des répercussions pour le reste du monde, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan idéologique.

Il est nécessaire de définir un nouveau paradigme mondial pour des organisations internationales telles que la Banque mondiale et le FMI. L’idée et la mise en œuvre de la limitation de l’immigration et de l’augmentation des expulsions ne sont pas propres à Trump. Mais en en parlant sans cesse, il les a intégrées au vocabulaire politique. La construction du mur à la frontière mexicaine s’est poursuivie après le premier départ de Trump du pouvoir, tandis que des enfants étaient toujours détenus dans des cages. 

Aujourd’hui, se couper du reste du monde par des murs est devenu une approche politiquement acceptable à l’échelle mondiale.

Des navires de l’UE patrouillent en Méditerranée, où environ 3 000 personnes meurent chaque année en tentant de rejoindre l’Europe (les statistiques sont volontairement imprécises). Des murs anti-immigration ont également été érigés aux frontières gréco-turque et serbo-hongroise. L’approche de l’UE est schizophrénique : elle se targue d’être une union multiculturelle et multinationale, mais juge acceptable de construire des murs et des clôtures électriques à ses frontières.

La position anti-immigration de Trump n’a pas différé de celle de Theresa May lorsqu’elle était ministre de l’Intérieur puis Première ministre au Royaume-Uni, ni de celle de Giorgia Meloni en Italie (qui construit en Albanie des camps pour les migrants détenus par les autorités italiennes, semblables aux prisons salvadoriennes utilisées par l’administration Trump).« L’approche de l’UE est d’une schizophrénie unique. »

L’ethnonationalisme de Trump, qui aux États-Unis se traduit par des politiques anti-Noirs et anti-Latinos, est partagé, comme une opposition à « leurs » minorités, par de nombreux partis politiques européens, du Parti des Finlandais en Finlande au Parti de la liberté aux Pays-Bas, en passant par le Rassemblement national de Marine Le Pen en France et Vox en Espagne. C’est en rapprochant ces idées – guerres tarifaires, sanctions comme instrument de politique économique, blocs commerciaux, restrictions de l’immigration – que l’on comprend mieux que le nouveau programme idéologique « proposé » par Trump n’est pas propre à lui, mais similaire, voire identique, à ceux déjà mis en œuvre par de nombreux acteurs politiques occidentaux. Et ces acteurs ne se limitent pas aux partis dits populistes : des éléments plus ou moins importants de ce programme ont également été repris par les partis traditionnels.

Un nouvel ensemble de convictions politiques, indépendant de la présence ou non de Trump au pouvoir, a émergé et perdurera probablement bien après son départ. On peut le constater clairement en énumérant quatre domaines qui s’opposent frontalement aux idées néolibérales.

Premièrement : au lieu de la mondialisation, on observe des guerres tarifaires et des zones d’exclusion économique.

Deuxièmement : au lieu d’une économie apolitique, on constate des sanctions à motivation politique et des politiques industrielles étatiques.

Troisièmement : au lieu de l’aspiration à la pleine circulation des personnes à travers le monde, on observe des murs et des barrières.

Quatrièmement : au lieu du cosmopolitisme, en tant qu’idéologie souhaitée, on observe des mouvements ouvertement nationalistes au pouvoir.

Certains éléments du néolibéralisme sont susceptibles de survivre au sein de ce nouvel amalgame idéologique.

Dans le cas de Trump, comme nous l’avons déjà mentionné, il s’agit d’une approche du néolibéralisme propre au monde des affaires. Cette approche présente néanmoins des points communs avec le néolibéralisme classique : faible imposition des hauts revenus et des successions ; avantage fiscal accordé aux revenus du capital par rapport aux revenus du travail ; déréglementation ; dépenses publiques limitées ; absence d’intervention de l’État dans les affaires privées (y compris le rejet de la discrimination positive, des politiques relatives au genre et de toute autre tentative d’instaurer l’égalité des chances entre les différents groupes).

Comment Trump a tué le libéralisme

Par B. Duncan Moench

Le terme qui conviendrait le mieux à cet amalgame d’idées est sans doute celui de « libéralisme de marché national ». Il intègre des éléments de la pensée libérale classique et néolibérale en matière de marchés, mais rejette – ou du moins se montre sceptique à l’égard – d’autres aspects du projet libéral relatifs à l’égalité civile. De plus, il rejette l’internationalisme qui était au cœur du libéralisme classique et du néolibéralisme. D’où le préfixe « national », que je considère indispensable.

Il pourrait paraître incohérent d’accoler le terme « nationaliste » à une idéologie réputée universaliste, favorable à la libre circulation mondiale des biens, des personnes, des capitaux et des technologies.

Quinn Slobodian, dans son excellent ouvrage *Globalistes : La fin des empires et la naissance du néolibéralisme* , retrace l’évolution de la pensée néolibérale et souligne la distinction opérée par ses fondateurs – une fois qu’ils eurent compris l’irréalisabilité du rêve d’une fédération politique néolibérale mondiale – entre l’« imperium », qui régit les questions politiques, culturelles et symboliques, et le « dominium », un système économique internationalement réglementé au sein duquel l’« imperium » symbolique est enchâssé. Le dominium garantissait non seulement la libre circulation des facteurs de production, des biens et des services, mais aussi la stabilité monétaire et la compatibilité des normes juridiques. Libéraux et néolibéraux ont toujours été cosmopolites ou internationalistes ; leurs ambitions ne se limitaient pas à un ou deux pays. Le monde tel qu’envisagé par les économistes politiques autrichiens Ludwig von Mises et Friedrich Hayek était un monde sans frontières. Or, comme nous l’avons vu précédemment, cette conception est très éloignée des idées défendues par Trump et les autres contestataires du néolibéralisme.

L’amalgame idéologique qui combine le nationalisme avec une idéologie fondamentalement internationaliste n’est pas nouveau. Le national-socialisme a réuni, non seulement en paroles mais aussi en actes, deux éléments considérés comme incompatibles : le socialisme, par essence internationaliste, et le nationalisme. Il a prouvé qu’une telle combinaison était possible et a connu un immense succès politique. Le « socialisme dans un seul pays » de Staline peut également être classé dans cette même catégorie. Dans ce cas, cependant, le parti communiste a abandonné l’internationalisme pour adopter le nationalisme russe, ou plus précisément soviétique. Sur le plan intérieur, il est néanmoins resté socialiste.

Le socialisme dépouillé de sa dimension internationaliste a engendré le national-socialisme dans ses versions hitlérienne et stalinienne. Le néolibéralisme mondialisé, dépouillé de sa dimension internationaliste, nous offre un aperçu du nouveau consensus émergent : des politiques libérales limitées aux marchés nationaux et le mercantilisme à l’étranger. Ceci prouve, à mon sens, de manière convaincante que les critiques de ce nouveau consensus ont tort de le qualifier de « fasciste ». Certes, il partage un élément nationaliste avec le « fascisme », mais pas plus que les politiques mercantilistes en général. Sur le plan intérieur, en revanche, il rejette tout élément socialiste – voire le rejette explicitement – ​​et, à cet égard, il se rapproche du néolibéralisme, voire lui est indiscernable.

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Voici un extrait remanié de * La Grande Transformation Mondiale* , publié par Allen Lane le 6 novembre.

Une réflexion sur “Editorial: la question de l’idéologie qui succède au libéralisme.

  1. A la différence de la nécessité , l’idéologie ne s’impose pas à tous et l’on voit mal comment l’idéologie de Trump aurait aussi facilement et même partiellement été adoptée par les démocrates.

    Par ailleurs une idéologie donne au moins l’apparence d’une cohérence.

    L’idéologie est le contraire du Trumpisme qui ne consiste qu’en la mise en oeuvre maladroite et, nous le verrons de plus en plus impérialiste et prédatrice, de ce qu’il convient davantage de qualifier d’instinct de survie

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