En route pour une nouvelle guerre de Troie ? Je vous invite à lire ce texte et à le diffuser.

Daniel Arnaud
8 déc.∙Publication invitée
 LIRE DANS L’APP 

Daniel Arnaud est un Français installé en Russie depuis de nombreuses années, après avoir vécu en Ukraine suite à la chute de l’Union soviétique. Il collabore avec notre chaîne YouTube depuis son lancement au printemps 2022, afin de proposer une information alternative face à la propagande qui inonde les médias traditionnels.

Aujourd’hui, il partage avec nous son point de vue d’Occidental possédant une connaissance approfondie de la Russie sur le conflit mondial actuel.

Régis de Castelnau

Impérialismes rivaux

Pour affirmer qu’il vaut mieux privilégier la diplomatie à la guerre, Winston Churchill disait : « Mieux vaut bavarder que de faire la guerre. » Aujourd’hui, dans toute l’Union européenne (UE), la diplomatie semble être devenue un crime, vous valant des étiquettes comme « traître », « larbin de Poutine », etc. Le cri qui s’élève de toutes les chancelleries est désormais : « Guerre, guerre, guerre ! »

Nous étions assez habitués à cette rhétorique des pays baltes, qui pouvaient se le permettre d’autant plus que leur taille et leur faiblesse les protégeaient des conséquences de leur propre agressivité. Mais aujourd’hui, les trois plus grandes puissances de l’UE — la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni — se sont jointes à eux dans cette rhétorique belliqueuse.

Ainsi, après avoir déjà considérablement nui à leurs propres économies, ils se sont rendus totalement dépendants des États-Unis, qui les exploitent allègrement. La France, l’Angleterre et l’Allemagne semblent désormais impatientes de parachever leur suicide géopolitique et économique en entrant directement en guerre contre la Russie.

La plupart des commentateurs européens et russes interprètent ce comportement irrationnel comme une manœuvre médiatique destinée à alimenter la « consommation intérieure ». Il faut effrayer le public pour mieux le contrôler et justifier ainsi des dépenses militaires accrues au détriment des services sociaux, de la santé, etc. Dmitri Medvedev l’a dit sans ambages : « L’UE a inventé la menace russe pour fédérer les électeurs et dépenser de l’argent. »

En réalité, étant donné que l’UE elle-même admet ne pas disposer des ressources financières et militaires nécessaires pour soutenir l’Ukraine, comment peut-on sérieusement imaginer que ses dirigeants envisagent une guerre directe contre la Russie ? Les commentateurs en concluent donc généralement soit qu’il s’agit d’une simple agitation médiatique, soit que les dirigeants européens, paniqués face à ce qui ressemble de plus en plus à une défaite, sont tout simplement incompétents.

Mais si l’on examine de plus près les facteurs historiques et économiques, ne serions-nous pas confrontés à quelque chose de bien plus sinistre ? Cette question est d’autant plus légitime que, parallèlement à des déclarations de plus en plus dangereuses – comme celle du président finlandais Stubb affirmant que « l’UE ne doit pas tenir compte des préoccupations sécuritaires de la Russie » – les provocations se multiplient : incursions délibérées présumées de drones russes en Pologne, ou d’avions russes dans l’espace aérien estonien.

Le plus inquiétant est que, même une fois ces incidents démentis et leurs véritables causes parfaitement connues, le discours de propagande préfabriqué continue d’être répété, tant par les dirigeants européens que par les médias.

Il apparaît donc crucial de comprendre les véritables intentions des dirigeants européens. L’exercice peut sembler vain : il nous est impossible de sonder leurs pensées, et les mécanismes de prise de décision sont difficiles à appréhender à l’aide des anciens modèles et méthodes hérités de la longue tradition cartésienne occidentale. Mais il l’est moins si l’on considère qu’il s’agit d’une analyse des facteurs économiques et historiques qui, en réalité, dictent les intentions et les actions de nos dirigeants.

On peut tenter de résumer de façon brutalement concise le siècle et demi écoulé de l’histoire européenne. Dans une première phase, jusqu’en 1945, on observe une lutte entre impérialismes rivaux, essentiellement britannique, français et allemand. Après 1945, ces impérialismes sont progressivement subordonnés à celui des États-Unis, devenu dominant. La période de 1918 à 1945 peut également être considérée comme une phase de transition, durant laquelle l’impérialisme américain s’est imposé sur la scène internationale, en concurrence avec les puissances européennes. Ici, le terme « impérialisme » doit être entendu au sens où l’entend Lénine dans son ouvrage L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme . Ce résumé constitue bien sûr un raccourci radical ; le processus est tout sauf linéaire. Il inclut, par exemple, la réaffirmation de la souveraineté de la France durant l’« intermède de Gaulle », avant la reprise de sa trajectoire vers une subordination qui a aujourd’hui atteint son apogée. La vie politique européenne ne saurait d’ailleurs se réduire à cette seule dimension.

Cependant, le rôle joué par ces rivalités impériales dans la dérive vers notre situation actuelle, le retour de la guerre en Europe, est crucial. C’est pourquoi je les isole ici comme point central de cette analyse.

Car c’est précisément ce retour à la compétition historique entre nations, libéré par le déclin de la puissance américaine, qui pousse aujourd’hui, paradoxalement, un continent affaibli, que les leçons de l’histoire auraient dû au contraire rendre prudent, à envisager la guerre contre la Russie.

Ruptures dans l’histoire récente des États-Unis

Ainsi, le passage de l’hégémonie mondiale de l’Empire britannique aux États-Unis s’est opéré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il a été rendu possible par la transformation d’une prétendue menace soviétique en un prétexte idéologique masquant les ambitions impériales. L’Angleterre a accepté un rôle subordonné à l’hégémonie américaine (une position réaliste compte tenu de son état affaibli) afin de préserver ce qui pouvait encore l’être de son ancienne puissance. Les États-Unis ont établi leur domination sur la partie de l’Europe qui leur était revenue suite aux accords de Yalta. Avec une grande ingéniosité, il faut le reconnaître, ils ont doté cette domination d’un cadre institutionnel sous la forme d’un projet d’union. Dès le départ, ce projet visait à créer une puissance supranationale qui, à terme, subordonnerait les puissances des anciens États-nations. Ce cadre institutionnel a été complété par une composante militaire : l’OTAN.

En général, la subordination de la souveraineté nationale se dissimulait derrière de nobles idéaux : garantir la paix sur le continent européen, la stabilité et la sécurité par la prospérité, et la protection contre l’ennemi soviétique. Dans le contexte de la lutte idéologique avec l’URSS, il ne s’agissait pas de simples paroles en l’air ; l’accord proposé par les États-Unis à l’Europe occidentale présentait des avantages concrets. Le boom économique qui s’est prolongé jusqu’aux années 1970 en témoigne. L’élévation du niveau de vie, conjuguée à une stratégie d’influence très habile, a permis l’émergence, dans les pays du Marché commun, d’une élite véritablement pro-américaine et favorable aux intérêts des États-Unis.

La machine commença à se gripper dans les années 1970 avec le retour des crises économiques, de l’inflation et du chômage en Europe et aux États-Unis. Washington constata alors que ses alliés et pays dépendants, dont il avait favorisé le développement économique, étaient devenus de redoutables concurrents : le Japon et l’Allemagne en premier lieu, suivis de près par la France et l’Italie. Sans entrer dans les détails de cette histoire, elle entraîna de profonds bouleversements politiques. Les États-Unis passèrent du statut de créancier universel à celui de débiteur universel. De premier producteur sur les marchés mondiaux, ils devinrent le consommateur de dernier recours, absorbant les excédents de production de leurs alliés, qui, en retour, rachetaient leur dette. Ce fut la première rupture de cet équilibre.

La seconde rupture fut l’effondrement de l’URSS. Ce dernier libéra l’arrogance des classes dirigeantes américaines et permit aux néoconservateurs de prendre le contrôle de la politique étrangère. Il leur conféra également un contrôle sans précédent sur les ressources naturelles russes. Dans l’état de délabrement qui caractérisa la Russie sous Eltsine, le pays cessa de produire des biens industriels et prolongea sa dépendance à l’égard de la vente de ses ressources pour financer ses importations. Or, il ne disposait plus des technologies de forage et d’exploitation minière nécessaires ; il dut se les procurer auprès de l’Europe et des États-Unis. Les privatisations et les prises de participation placèrent progressivement ce secteur vital sous le contrôle des grandes entreprises occidentales. Il est fort probable que cette situation ait alimenté les fantasmes de domination des néoconservateurs, dont l’outil de prédilection est le contrôle des ressources énergétiques mondiales. Dès les années 1990, les États-Unis contrôlaient de fait les ressources pétrolières d’une partie du Moyen-Orient, de l’Amérique latine et de la Russie.

La dernière rupture remonte aux attentats du 11 septembre 2001, qui ont offert aux néoconservateurs l’opportunité de mettre en œuvre leur projet PNAC (Projet pour un nouveau siècle américain). Rétrospectivement, on constate que le PNAC a ravagé les pays du Moyen-Orient dont les ressources pétrolières n’étaient pas encore entièrement sous domination américaine : l’Irak, la Libye et la Syrie. Le conflit se poursuit aujourd’hui avec l’Iran et la Russie, qui, entre-temps, a repris le contrôle de ces mêmes ressources énergétiques. Il est frappant de constater que Vladimir Poutine est devenu l’ennemi public au moment même où il amorçait ce processus de réappropriation, au début des années 2000.

Un autre « effet secondaire » imprévu des guerres inspirées par le PNAC fut la perte de crédibilité des États-Unis en tant qu’unique puissance hégémonique mondiale. Les échecs militaires, souvent à l’origine d’images plutôt honteuses, les privèrent du statut de superpuissance qu’ils avaient acquis dans l’imaginaire collectif au moment de la dissolution de l’URSS.

Cette trajectoire, ponctuée des ruptures mentionnées précédemment, a conduit les États-Unis au statut de puissance impériale en déclin : une économie financiarisée, une base industrielle réduite, une forte dépendance vis-à-vis des puissances industrielles étrangères pour satisfaire sa consommation intérieure et racheter sa dette. Enfin, malgré des échecs répétés, le pays a été contraint de recourir à la force militaire pour tenter de maintenir son hégémonie.

C’est dans ce contexte qu’émerge le premier concurrent sérieux capable d’établir une hégémonie régionale : la Chine. Le déclenchement de la guerre en Ukraine – voulu, préparé et mené par les États-Unis – doit être compris dans le contexte d’une lutte de pouvoir entre deux écoles de pensée géostratégique américaine. Pour contenir la Chine, l’une préconisait une confrontation directe par la formation d’une alliance avec la Russie, une sorte de Guerre froide inversée. L’autre privilégiait une attaque d’abord contre la Russie et, une fois celle-ci neutralisée, s’attaquer à la Chine. On comprend aisément pourquoi le camp du « la Russie d’abord, la Chine ensuite » l’a emporté. Puissance maritime, les États-Unis ont mis en œuvre une stratégie de création de points de passage stratégiques en mer de Chine méridionale et dans le Pacifique. L’objectif était de se doter des moyens de soumettre l’industrie chinoise à un blocus énergétique. Mais cette stratégie ne pouvait fonctionner qu’avec la coopération de la Russie. Parallèlement, le contrôle des ressources énergétiques russes permettrait à Washington d’influencer les prix à son avantage.

Cependant, contenir la Chine en s’appuyant sur une alliance avec la Russie est une politique dont l’efficacité est limitée par la bonne volonté russe, elle-même guidée par les intérêts de la Russie. En ce sens, le projet d’hégémonie par le contrôle des ressources pétrolières, tel que défini par le PNAC, rendait inévitable une forme de guerre entre les États-Unis et la Russie. Pour sortir de ce déterminisme historique, Washington aurait dû abandonner le PNAC et, par conséquent, se désolidariser des néoconservateurs – ces « fous cachés dans leur cave », comme les qualifiait George Bush père.

Les ruptures en Europe

L’Europe subit une première rupture lors du choc pétrolier de 1974. Cet épisode révèle aux anciennes puissances coloniales leur fragilité croissante, du fait de leur contrôle très imparfait sur leurs approvisionnements énergétiques. La leçon est d’autant plus brutale qu’elle est infligée par des pays qu’elles dominaient encore à peine trente ans auparavant.

Mon hypothèse est que cette prise de conscience a eu un impact considérable sur la relation transatlantique. Elle survient durant les années Carter. La puissance américaine est alors en net recul et son prestige fortement terni : la débâcle vietnamienne, la révolution iranienne, la crise des otages, etc. Logiquement, on aurait pu s’attendre à ce que les puissances européennes tentent de s’émanciper, au moins partiellement, de la tutelle assez lourde de leur allié américain. Or, on assiste à la poursuite du projet d’intégration européenne, désormais sous sa forme la plus « américaine ».

Il est impossible de l’affirmer avec certitude, bien sûr, mais je crois qu’un sentiment se répandait dans les chancelleries européennes : même affaiblis, les États-Unis demeuraient la seule puissance disposant de capacités navales et aériennes suffisantes pour garantir l’approvisionnement pétrolier de l’Europe. Ce constat renforçait la tendance européenne à se soumettre aux intérêts américains, une tendance déjà bien ancrée et maintenue depuis 1945.

La seconde rupture est la réunification allemande et l’effondrement de l’URSS. Dans le contexte de la mondialisation, qui favorise alors particulièrement les États-Unis, cela offre aux pays d’Europe occidentale un accès privilégié à une main-d’œuvre industrielle efficace et qualifiée. Le potentiel impérial des nations européennes, étouffé par la présence américaine, se réveille et une course effrénée s’engage pour conquérir les travailleurs et les marchés d’Europe de l’Est, ainsi que les ressources russes.

Dans le même temps, une campagne de propagande efficace, quoique mensongère, présente l’effondrement de l’URSS comme une victoire américaine. Dans l’esprit des dirigeants européens (et ailleurs dans le monde), cette idée s’impose : celle d’une hyperpuissance américaine – insurpassable et invincible – avec laquelle il est plus sage de négocier que de se battre.

La troisième rupture survient avec le traité de Maastricht et l’adoption de l’euro. C’est à ce moment précis que les transferts de souveraineté vers les institutions supranationales émergentes deviennent visibles et tangibles dans le quotidien des Européens. L’euro – dont le taux de change et les règles de fonctionnement ont été fixés par l’Allemagne dans son propre intérêt – crée des déséquilibres et des tensions particulièrement préjudiciables aux pays du Sud : la France, l’Italie, l’Espagne, etc. Ces tensions permettent à l’Allemagne d’exercer une position dominante dans la gouvernance de la zone euro, parfois avec une extrême brutalité, comme l’illustre la gestion de la crise grecque en 2008. En résumé, le traité de Maastricht redonne à l’Allemagne les rênes de l’Europe.

Ces trois ruptures s’inscrivent dans un contexte historique et institutionnel bien plus complexe que celui des États-Unis. On admet souvent que la création et l’évolution des institutions européennes ont été guidées par les États-Unis, dans le but d’une néocolonisation de l’Europe. On s’intéresse cependant beaucoup moins aux origines impériales des principales nations fondatrices du « projet européen ».

Les pays réunis au sein du « Marché commun » sont tous d’anciennes puissances impériales et, pour certains d’entre eux, comme la France, des relations de subordination persistent avec les nations issues du processus historique de décolonisation. La guerre qui s’achève en 1945 clôt un siècle d’histoire européenne marqué par la lutte entre les impérialismes allemand, français et britannique. Et si, contrairement à 1918, les rivalités ne reprennent pas immédiatement, c’est moins dû à la ruine du continent qu’à la tutelle américaine qui les étouffe.

La paix en Europe occidentale est une pax americana qui étouffe les tensions interétatiques et les redirige vers un ennemi extérieur, l’URSS. Parmi les avantages de l’« accord » imposé par les États-Unis à l’Europe à partir de 1945, l’un des plus importants est précisément d’avoir mis un terme aux rivalités intra-européennes.

Ce mécanisme s’effondre avec la réunification allemande et l’effondrement de l’URSS. Face à l’ouverture de tous ces nouveaux territoires à l’exploitation économique, qui s’apparente fortement à une nouvelle forme de colonisation, les rivalités impériales, jamais totalement disparues, se réveillent. C’est la reconnaissance hâtive par l’Allemagne de l’indépendance de la Slovénie en 1991, sans consulter ses autres « partenaires européens », qui a conduit à l’intervention de l’armée yougoslave et déclenché dix années de conflit dans la région. Dans les années qui suivirent, l’Allemagne tendit à soutenir la Croatie, tandis que la France se montra globalement pro-serbe. De vieilles lignes de fracture réapparurent, remontant… au début de la Première Guerre mondiale. Ce n’est que lorsque Jacques Chirac décida de capituler et de rejoindre la coalition contre la Serbie que le pays put être mis en déroute par un mois de bombardements aériens. Livrés à nous-mêmes, il est loin d’être certain que la France et l’Allemagne ne se seraient pas affrontées, peut-être pas directement, mais par le biais de groupes armés dans les Balkans. La présence américaine a empêché cela, et c’est l’Europe elle-même qui a demandé aux États-Unis de trouver une issue à la crise.

Aujourd’hui, c’est précisément le retrait des États-Unis d’Europe qui rend à nouveau la guerre en Europe hautement probable.

Le « logiciel » impérial a redémarré

Examinons maintenant l’évolution de l’UE au cours des années suivantes. Cette période fut marquée par des vagues successives d’élargissement de l’OTAN, suivies de celle de l’Union européenne. En rejoignant ces institutions, les pays d’Europe de l’Est ont renoncé à leur souveraineté politique et économique. Difficile de nier qu’il s’agissait d’une expansion impériale.

Durant ces années, l’Europe acheva sa transformation en sous-empire au sein d’un empire dominant. Autrement dit, son modèle impérial fut réinitialisé. En tant que sous-empire, elle se devait de s’étendre pour préserver sa viabilité économique.

Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi l’UE s’est laissée convaincre de soutenir le projet d’intégration de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE. Cela éclaire également son intransigeance d’avant 2014, lorsque toute proposition de compromis pour l’Ukraine – à mi-chemin entre l’intégration euro-atlantique et eurasienne – se heurtait à un refus catégorique : soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Ce type d’ultimatum fait peser une lourde responsabilité sur l’Europe dans le déclenchement du conflit à partir de 2014.

Pourtant, les dangers d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN étaient parfaitement connus. En 2008, les dirigeants européens ont même timidement tenté de s’opposer aux États-Unis sur ce point. Mais l’Europe était prise au piège. D’une part, elle devait préserver le rôle pacificateur des États-Unis. Elle devait donc demeurer une puissance subordonnée respectueuse des intérêts de la puissance dominante. D’autre part, la nécessité économique – le second volet du piège – la poussait vers l’expansion impériale. Ce double dilemme a rendu la décision tragique quasi inévitable. Il a conduit la France et l’Allemagne à une gestion hypocrite des accords de Minsk. Et aujourd’hui, il sous-tend l’engagement indéfectible de l’UE dans la guerre en Ukraine.

La stratégie américaine, adoptée par nécessité par l’UE et la plupart de ses États membres, reposait sur une hypothèse totalement erronée : celle qu’une Russie affaiblie s’effondrerait sous le poids des sanctions économiques. Si cette stratégie avait fonctionné, ce que l’on appelle aujourd’hui « l’Occident collectif » aurait pu de nouveau s’emparer des ressources russes, s’offrant ainsi un répit face à ses difficultés économiques. Le contrôle de ces ressources aurait restauré sa position dominante vis-à-vis des nouveaux centres de pouvoir émergents. Les États-Unis et l’UE, agissant de concert, auraient alors pu « régler le problème chinois ».

Mais cette hypothèse était erronée. La Russie a tenu bon. Son prestige s’est accru. Elle a lutté contre l’isolement économique et diplomatique que l’Occident tentait d’imposer en accélérant, de concert avec la Chine, la création d’institutions rivales. Ces institutions, à leur tour, ont renforcé la coopération politique et économique entre le reste du monde – Asie, Afrique, Russie – hors du monde occidental. La crédibilité internationale de l’Occident a été fortement compromise. L’affaiblissement de l’Europe a été spectaculaire. Les combats se déroulent à ses frontières, et c’est l’Europe qui subit de plein fouet les conséquences des sanctions.

Et comme le malheur n’arrive jamais seul, ces mêmes sanctions, censées mettre la Russie à genoux en six mois, alimentent désormais les tensions au sein de l’UE, provoquant une forte opposition de pays comme la Slovaquie et la Hongrie. Cela a conduit Ursula von der Leyen à proposer des changements radicaux dans le processus décisionnel de l’UE, notamment en supprimant la règle de l’unanimité. Même les institutions elles-mêmes sont désormais sous pression.

La dernière rupture : Mon Dieu, les États-Unis se retirent !

C’est cette Union européenne, fragilisée et en proie à la crise, qui doit désormais faire face à une ultime rupture, que ses dirigeants, d’une médiocrité flagrante, n’avaient manifestement pas anticipée : le retrait américain. La déstabilisation opère à deux niveaux. Les États-Unis se désengagent du conflit qu’ils ont eux-mêmes déclenché, tout en exigeant de l’Europe qu’elle compense leurs pertes. L’échec du PNAC contraint les États-Unis à repenser leur posture impériale. D’un empire mondial, ils devront se replier sur un empire régional. Ils ne pourront plus compenser leur déficit colossal par le contrôle des ressources énergétiques mondiales. Il est évident qu’ils envisagent de redresser leur économie en grande partie en pillant l’Europe.

Et il ne s’agit pas d’un caprice d’un président imprévisible. L’idée d’affaiblir la Russie par la guerre en Ukraine est un projet soutenu par une partie des partis républicain et démocrate, et initialement mis en œuvre par ce dernier. Le mépris des intérêts européens, la réduction de l’Europe au rang de chair à canon économique pour la préservation des intérêts américains : rien de tout cela n’a commencé avec Trump. C’est l’administration Biden qui a porté le coup le plus dur à l’Europe, avec la destruction du gazoduc Nord Stream.

L’UE et ses États membres sont donc confrontés à une triple déstabilisation. L’artisan de la paix se retire. La crise économique s’aggrave. Et l’ancien allié se comporte désormais comme un adversaire. C’est ce retrait américain qui rend une guerre directe contre la Russie « indispensable » au moment même où l’Europe est incapable de la mener.

De la triple allégeance à la drôle de guerre

Le système européen, centré sur les États-Unis, a engendré une classe de dirigeants liés par une triple allégeance. En premier lieu, la soumission aux intérêts américains. Vient ensuite l’allégeance aux institutions européennes. Et seulement en troisième position, loin derrière, la défense des intérêts des nations qui les ont élus. Leur pouvoir ne s’exerce que dans ce cadre.

Avec le retrait de la souveraineté américaine, la préservation de l’UE comme espace institutionnel d’exercice de leur pouvoir devient primordiale. Si la première allégeance perd sa raison d’être, la seconde, l’allégeance aux institutions européennes de Bruxelles, devient le fondement indispensable du pouvoir de cette élite, désormais coupée de ses populations.

La Russie joue le rôle de l’ennemi extérieur qui permet de faire taire les divisions internes et de rallier les troupes. Elle s’approprie le rôle pacificateur autrefois dévolu aux États-Unis. L’accès aux ressources russes, moyennant un pillage pur et simple, est nécessaire pour restaurer – on serait tenté de dire pour assurer la simple survie – de l’économie européenne.

Vu sous cet angle, il n’y a donc rien de surprenant à voir Starmer, Merz et Macron se présenter comme les champions de la croisade contre la Russie. Les trois puissances impériales du XXe siècle s’unissent pour une nouvelle expansion impériale commune au XXIe siècle.

Depuis quarante ans, les taux de profit tendent à baisser. Depuis 2008, la dette publique s’accroît de façon exponentielle. Puis sont venus les confinements liés à la Covid-19, la désindustrialisation et le retrait, au moins partiel, des États-Unis du théâtre d’opérations qu’ils ont contribué à créer, ainsi que leurs exigences envers les Européens : l’achat d’énergie hors de prix et des transferts massifs de richesse. Tous ces facteurs (et la liste est loin d’être exhaustive) précipitent le « système de l’UE » vers une crise systémique majeure, dont nous subissons déjà les prémices.

Une telle crise finira par détruire ses institutions, à l’instar de ce qui s’est produit en URSS dans les années 1990. Du point de vue de Merz, Macron et Starmer, l’enjeu semble être l’effondrement possible de tout le système qui leur confère leur pouvoir et auquel ils s’identifient. Un effondrement qui les reléguerait, comme on dit, aux oubliettes de l’histoire. À leurs yeux, seuls le démembrement de la Russie et le pillage de ses ressources peuvent désormais sauver ce système. Il existe donc une convergence objective d’intérêts entre les élites dirigeantes pro-européennes et le système financier et oligarchique, qui tendent à poursuivre l’escalade jusqu’à une confrontation directe entre la Russie et l’OTAN.

Mais ils n’en ont pas les moyens. C’est l’objection habituelle, et elle est fondée. L’UE n’est pas en mesure de faire la guerre à la Russie. Mon hypothèse est que, pour l’instant, Starmer, Merz et Macron ont davantage besoin d’un état de guerre que de la guerre elle-même. Ce qu’ils recherchent, c’est une situation semblable à la « drôle de guerre » de 1939-1940.

L’état de guerre ouvre un champ des possibles immense. Il permet de suspendre des procédures démocratiques déjà fragilisées. On peut imposer la fédéralisation de l’Europe. On peut confisquer l’épargne des citoyens. On peut suspendre la liberté d’expression et restreindre la liberté de circulation, et ainsi de suite. En bref, il permet aux gouvernements d’imposer à la population ce qu’elle n’accepterait jamais en temps normal. Un simple coup d’œil aux actualités suffit à constater que ce processus est déjà en marche.

Et pour que la population accepte le jeu, il faut que la Russie prenne des mesures qui permettent de la présenter comme l’agresseur avec un minimum de crédibilité.

Les funambules de l’escalade

On peut donc imaginer des scénarios de provocations de plus en plus graves, d’opérations sous faux drapeau, jusqu’à provoquer un acte de légitime défense russe qui pourrait être présenté à l’opinion publique comme un acte d’agression. La Pologne participe activement à la construction de cette réalité parallèle, fondement du discours selon lequel « la Russie attaque l’Europe ». Les États baltes, eux aussi prompts à se faire seppuku géopolitique , sont profondément impliqués, ce qui était prévisible. Le rôle de la Finlande est plus surprenant, mais il faut reconnaître qu’elle offre un terrain très favorable : une longue frontière commune et la proximité de Saint-Pétersbourg. Si une menace venait à se matérialiser depuis son territoire – le déploiement de missiles de croisière, par exemple – une riposte russe sous forme de sabotage discret ne serait pas à exclure.

La stratégie qui semble aujourd’hui être privilégiée par les pseudo-élites européennes est la vieille tactique du salami : une série de provocations graduelles, justifiant des modifications tout aussi progressives du droit et de la réglementation de l’UE, menant pas à pas à un état de guerre et d’urgence de facto, sans déclaration formelle ni rupture nette. Cette méthode est utilisée depuis des décennies par les États-Unis dans leurs relations avec la Russie. La récente proposition d’Ursula von der Leyen de saisir les avoirs souverains russes au titre d’un prétendu « état d’urgence » confirme cette hypothèse. Il est également important de noter que l’Union européenne ne définit l’état d’urgence que pour les catastrophes liées au climat. La proposition d’Ursula von der Leyen contredit l’ensemble des réglementations définissant les compétences de l’UE par rapport à celles des États membres. En bref, si elle était mise en œuvre, il s’agirait d’un coup d’État juridique. Ceci confirme une fois de plus la pression exercée sur les institutions de l’UE et sa dérive vers une dictature supranationale.

Quoi qu’il en soit, l’objectif demeure d’éviter une situation qui placerait l’UE face au dilemme d’une riposte militaire immédiate ou d’une perte de prestige. Mais la situation doit être suffisamment grave pour justifier l’instauration d’un véritable contexte de « drôle de guerre ». La suite du scénario s’ensuit naturellement : les pays de l’OTAN – notamment la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni – sont placés sous état d’urgence. Cela donne alors à ces gouvernements profondément impopulaires l’occasion de reprendre l’initiative en imposant par la force ce que leurs populations n’accepteraient jamais tant que les institutions fonctionnent normalement. L’espoir, toujours, est de mettre la Russie à genoux.

Écrire l’Iliade du nihilisme

Le problème demeure. Selon l’avis de tous les observateurs compétents, il faudrait au moins cinq ans (et c’est l’estimation la plus optimiste) pour reconstruire une armée capable, sur le papier, d’affronter directement la Russie. Et même alors, il s’agirait d’une armée sans expérience du combat et donc, aussi bien équipée soit-elle, désavantagée sur le terrain. Par ailleurs, le système européen est-il capable de rester en état d’urgence pendant cinq ans ? Vu son impopularité et l’état de son économie, cela semble douteux. Pourrait-il également supporter la détérioration de ses relations avec le reste du monde, notamment en matière de chaînes d’approvisionnement ? Cela aussi est discutable. L’ensemble du projet paraît donc absurde. Mais l’histoire récente nous a appris que le caractère saugrenu et irréaliste d’une idée n’empêche pas les élites européennes de la mettre en œuvre. On serait même tenté de dire : « au contraire ».

D’autant plus que la crise, aggravée par le soutien des gouvernements européens au « projet ukrainien » américain, exacerbe les divergences d’intérêts entre les États. Or, pour Merz, Macron, Ursula von der Leyen et leurs semblables, la survie de l’UE est la condition sine qua non de leur pouvoir et le cadre dans lequel ils conçoivent leur carrière politique. Lorsqu’ils prétendent « vendre » l’ennemi russe aux peuples comme une force unificatrice, ils se le vendent à eux-mêmes bien plus qu’à nous. Cet ennemi extérieur leur est plus indispensable qu’aux peuples qu’ils gouvernent si mal.

Récapitulons les facteurs en jeu :

• Une grave crise économique

• Une crise systémique de l’Union européenne

• Les élites coupées de leurs populations

• La nécessité de compenser l’affaiblissement du contrôle américain

• Les mesures économiques hostiles prises par l’ancien allié et son retrait de la scène européenne, ainsi que la nécessité de ralentir, voire de contrer, ce retrait.

• L’impossibilité de reconnaître la défaite sans remettre en cause l’ensemble de l’édifice institutionnel de l’UE

Tous ces facteurs convergent vers le déclenchement d’une guerre directe, mais impossible, contre la Russie.

Le scénario le plus probable aujourd’hui est donc celui d’une provocation visant à créer une situation de « drôle de guerre ». Dans cette perspective, le comportement inutilement provocateur de Merz, Macron et Starmer envers la Russie révèle une forme de rationalité cynique et perverse.

La médiocrité des dirigeants français, allemands et britanniques, ainsi que de ceux qui composent l’appareil bruxellois, peut être déplorée ou tournée en ridicule, mais elle n’est pas essentielle. Bien plus déterminante est la « matière historique » elle-même, qui prime sur ces intellectuels de second ordre. Comme Giovanni Arrighi le démontre brillamment dans * Adam Smith à Pékin* , au cours des cinq derniers siècles, la paix a été plus ou moins la norme en Asie sinocentrée, tandis qu’en Europe, c’est la guerre qui a prévalu. La géographie, l’histoire politique, la culture et l’ethnographie ont créé les conditions de cette agressivité et d’un développement économique tourné vers l’extérieur, tandis que la Chine a suivi une voie de développement repliée sur elle-même. Lorsque l’Angleterre, la France puis l’Allemagne ont connu leurs révolutions industrielles, elles ont constaté leur faible niveau de ressources naturelles et d’espace vital. Elles sont donc parties les chercher à l’étranger. Ce sont l’histoire, la géographie, la culture et les valeurs qui les ont poussées vers l’impérialisme.

C’est cette multiplicité de facteurs qui anime le processus qui rend la comparaison avec un algorithme pertinente. Tout étudiant ayant suivi un cours d’introduction à l’informatique connaît la définition : un algorithme est une séquence d’opérations qui, à partir des mêmes données d’entrée, produit toujours la même sortie, de manière déterministe. Sous la pression d’une grave crise économique et politique, nous assistons à la résurgence des impérialismes et du militarisme. Bien sûr, le déterminisme historique n’est pas aussi implacable que les lois de la physique. Les êtres humains peuvent influencer le cours de l’histoire. Mais pour cela, il faut des esprits brillants – des Churchill, des de Gaulle, par exemple. Au lieu de cela, nous avons Merz, Macron, Starmer et von der Leyen.

Il est donc fort probable que nous soyons sur le point d’entrer dans une nouvelle « drôle de guerre » avec la Russie, avec tous les risques qu’elle cesse d’être une « drôle de guerre » pour devenir bien réelle. Macron, Starmer et Merz sont sur le point de préparer le terrain pour un nouveau cycle de guerres européennes. Pour liquider l’héritage hellénique et chrétien du continent afin de préparer l’avènement de l’« Homo Economicus Europeanus », supprimer l’Iliade est un bon début. Ils en écriront donc une nouvelle à la place — une Iliade pour autistes illettrés. Et peu importe si Hélène sent le pétrole, et si Achille, Agamemnon et Ulysse sont joués par Macron, Starmer et Merz. Nous aurons les héros que nous méritons.

La situation est instable, l’avenir est incertain. Mais une chose est sûre : aucune guerre dilatoire ne peut durer indéfiniment. Quel sera le scénario de sortie ? J’aborderai cette question dans la seconde partie de cette analyse.

3 réflexions sur “En route pour une nouvelle guerre de Troie ? Je vous invite à lire ce texte et à le diffuser.

  1. « À leurs yeux, seuls le démembrement de la Russie et le pillage de ses ressources peuvent désormais sauver ce système.  »

    pas des pd ce petit trio , il savent choisir leur adversaire : une armée aguerrie, une production de missiles, d’obus de drones… etc qui a plus que doublée en trois ans, des hypervéloces que rien n’arrete et le majeur stock d’ogives nucléaires –

    j’ai hate que ça commence

    Aimé par 1 personne

Répondre à pietro Annuler la réponse.