La presse,Verité et Pouvoir. Réflexions sur la vassalisation de l’Europe 

Traduction BB

La question que je pose dans le titre de cet essai est purement rhétorique. Nous pouvons tous imaginer de quel côté se situent les médias grand public. 

Pour ceux qui en douteraient, une démonstration convaincante que la Presse parle au nom du Pouvoir a été donnée hier soir lors d’un discours au Groupe Géopolitique d’un prestigieux club privé du centre-ville de Bruxelles. 

L’orateur était Steven Erlanger, correspondant diplomatique principal du New York Times , qui depuis 2017 est basé à Bruxelles, complétant une brillante carrière au sein du journal qui lui a valu au passage un prix Pulitzer.

Je suis allé entendre Erlanger en partie parce que son discours portait le titre alléchant : « Réflexions sur la vassalisation de l’Europe ». La mention de « vassalisation », qui n’est élogieuse ni au suzerain en Amérique du Nord ni aux vassaux ici en Europe, laissait penser qu’Erlanger prendrait ses distances avec la politique étrangère américaine.

 Ma deuxième raison d’assister à cet événement était « l’ancienne cravate de classe ». Pas la cravate du club, mais la cravate du Harvard College. Erlanger et moi-même sommes des anciens élèves de ce terrain de formation pour les élites américaines et même occasionnellement pour les intellectuels américains. Ma promotion avait cinq ans d’avance sur celle d’Erlanger. Mais dans ma classe, il y avait aussi un certain Serge Schmemann, d’origine française, qui a fait une brillante carrière au New York Times et a passé de nombreuses années à Paris comme chef de bureau. Comme je l’avais supposé, Schmemann, qui fait aujourd’hui partie du comité de rédaction du journal en semi-retraite, était autrefois le patron d’Erlanger.

J’étais curieux de voir comment la pensée d’Erlanger correspond ou contraste avec les positions de Schmemann, avec qui j’ai croisé le fer publiquement dans des essais antérieurs. Malgré son ascendance russe, en tant que journaliste, Sergei Aleksandrovich a été anti-russe jusque dans ses chaussettes. J’étais curieux de savoir comment Erlanger, qui prétend être russophone et prétend suivre la télévision russe, correspondrait. Ceci est d’autant plus pertinent dans la situation actuelle de quasi-guerre entre l’Occident et la Russie.

Les règles de Chatham House n’étaient pas en vigueur hier soir. La conférence et les questions-réponses qui ont suivi étaient pour le compte rendu.

Permettez-moi d’ouvrir avec une sorte de bouquet pour Erlanger. L’homme et son journal sont mariés jusqu’à ce que la mort les sépare. L’intrigue évoquée dans le titre de son discours n’était qu’une feinte, une amorce de conversation. Il croit fermement ce qu’il écrit : l’Europe a besoin d’une direction américaine pour se défendre et défendre ses valeurs contre le malveillant Big Bear à l’Est

L’Europe ne peut pas se ressaisir toute seule, comme nous l’avons tous vu le 24 février 2022 lorsque la Russie a envahi l’Ukraine et que toute la sécurité européenne a été mise en péril. C’est l’argent américain et le matériel militaire américain qui ont maintenu les forces ukrainiennes en jeu. 

Sans cela, Kiev se serait replié quelques semaines seulement après le début de la campagne. Le point de divergence dans le discours d’Erlanger avec la politique étrangère officielle du gouvernement américain était ailleurs, en ce qui concerne la Chine. Son conseil à son public européen est de ne pas suivre les États-Unis dans une lutte gratuite avec Pékin qui peut être dans l’intérêt américain mais pas dans l’intérêt de l’Europe.

Bien sûr, la question de savoir jusqu’où l’Amérique, sans parler de l’Europe, devrait aller pour pousser le conflit avec la Chine est encore discutable aux États-Unis. La distinction de Von der Leyen entre les relations de « découplage » et de « dé-risque » avec la RPC trouve toujours des partisans à Washington. Erlanger avait donc une marge de manœuvre sur cette question.

Passons maintenant au revers de la médaille. 

Tout ce qu’Erlanger a dit hier soir va dans le même sens; il affirme que la Russie a été humiliée dans sa campagne militaire contre l’Ukraine ; il explique comment elle perd la guerre ; comment la guerre devrait se terminer au début de l’hiver, un moment politiquement commode pour Washington compte tenu de la campagne électorale : toutes ces déclarations montrent que sa loyauté sincère va à sa publication et non pas à son public. Il montre un esprit superficiel, incapable de voir et encore moins de contrer des récits sur les faits et incapble de poser des questions qui mettent en doute sa « vérité ».

Je m’appuie sur ses réponses aux deux questions que j’ai posées au tout début de la session de questions-réponses. 

La première question était de savoir pourquoi il est si certain que le soutien militaire américain assurera la victoire ou au moins épargnera à Kiev une défaite alors que les événements de la semaine dernière ont démontré que les Russes ont et déploient un matériel militaire supérieur qui vaincra le meilleur de l’Occident.

J’ai mentionné la destruction de l’un des deux systèmes de défense aérienne Patriot à Kiev par un missile hypersonique russe Kinzhal qui a échappé aux 30 missiles Patriot tirés sur lui et a touché sa cible. 

J’ai également fait allusion à la destruction par des missiles russes la semaine dernière des magasins d’obus d’artillerie britanniques à l’uranium appauvri dans la ville de Khmelnitsky, dans l’ouest de l’Ukraine, qui envoient des niveaux de radioactivité dans l’atmosphère autour de Lvov et dans le sud de la Pologne. 

Et j’ai soulevé la question de l’hospitalisation en réanimation de nul autre que le commandant en chef des forces armées ukrainiennes le général Zaluzhny suite à un attentat il y a deux semaines contre un centre de commandement provincial qui a tué sur le coup les officiers supérieurs de son entourage. 

J’aurais pu ajouter la prise de Bakhmut par les Russes le 20 mai, mais le temps pour répondre à ma question manquait.

Erlanger a balayé ces indications que la guerre va mal pour les Américains et les Ukrainiens sans un instant de réflexion. 

Non, le système Patriot n’a pas été détruit, a-t-il dit, juste endommagé et est maintenant de nouveau en état de marche. Quant aux autres indications de l’intelligence militaire supérieure et de la puissance de frappe des Russes, pas un mot de contre-preuves ou de démentis de la part de M. Erlanger. Les Russes sont humiliés, point final.

Ma deuxième question était de savoir comment et pourquoi l’Europe s’est retrouvée sans défense le jour de l’invasion russe, le 24 février 2022, alors que pendant la décennie précédente ou plus, les 27 États membres de l’Union européenne avaient dépensé des centaines de milliards d’euros chaque année en leurs budgets de défense ? Où est passé cet argent, ai-je demandé.

Évidemment, c’était une question que M. Erlanger n’avait jamais rencontrée auparavant. Il a passé beaucoup trop de temps avec d’autres penseurs pour être défié de cette façon. C’est « l’effet cloche » qui explique généralement le manque de rigueur intellectuelle des personnes majoritaires. Et donc il a dit qu’il sauterait cette question et donnerait le micro aux autres.

En fait, beaucoup plus tard dans le Q&A, Erlanger est revenu à ma question lorsqu’il a remarqué à propos de rien de particulier que les budgets militaires des Européens étaient tous dépensés en salaires et en pensions. Trois ou quatre cents milliards par an sur les salaires ? Je pense que le bon journaliste devrait creuser un peu plus profondément avant de s’aventurer dans de telles suppositions. 

Ce que je n’ai pas eu l’occasion d’approfondir dans le questionnement découle directement de la même question critique. 

Comment se fait-il que le budget militaire russe, qui s’élève à 80 milliards d’euros par an, produise le plus gros stock mondial de pièces d’artillerie, d’obus et de chars, alors que l’Europe n’avait presque rien le 24 février et que les États-Unis n’ont plus que rien à offrir aujourd’hui à l’Ukraine ? 

Et si je peux remonter encore plus loin dans la causalité, était-ce simplement de la stupidité qui explique pourquoi l’Europe et les États-Unis ont été à la fois surpris et non préparés en matériel pour une guerre terrestre en Ukraine ? Pourquoi l’Europe et l’Amérique ont-elles provoqué la Russie comme elles l’ont fait durant la période 2014-2022 en fermant les yeux sur les bombardements ukrainiens meurtriers des populations civiles du Donbass ? Pourquoi l’Europe et l’Amérique ont-elles provoqué la Russie comme elles l’ont fait en décembre 2021-janvier 2022 en refusant de négocier sur les demandes russes de révision de l’architecture de sécurité en Europe si elles n’étaient pas préparées à la guerre ?

Permettez-moi de répondre moi-même à ces questions ici et maintenant. L’Europe n’était pas préparée à la guerre parce que la société et ses dirigeants savaient qu’ils vivaient en paix avec les Russes, qui ne les menaçaient pas. 

Ils avaient vu la retenue sans fin de la Russie face aux menaces occidentales de plus en plus effrontées contre leurs intérêts vitaux, pas seulement en Ukraine. 

On pense à l’installation de lanceurs de missiles américains à double usage en Roumanie et en Pologne, aux jeux de guerre de l’OTAN simulant la prise de Kaliningrad. Les élites européennes ont pris cette retenue pour de la faiblesse et de l’indécision, tout comme Erlanger confond aujourd’hui le refus des Russes de mener une guerre « de choc et de crainte » contre l’Ukraine dès le début de l’opération militaire spéciale pour leur prétendue incapacité à le faire.

Bref, la superficialité de pensée de M. Erlanger et du comité de rédaction qu’il sert est tout simplement stupéfiante. Voilà pour l’éducation dispensée par notre alma mater commune.

©Gilbert Doctorow, 2023

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2 réflexions sur “La presse,Verité et Pouvoir. Réflexions sur la vassalisation de l’Europe 

  1. Merci Monsieur Bertez pour cet article.
    Le dernier paragraphe est très évocateur: ce n’est pas parce que vous êtes diplômé des universités les plus prestigieuses que vous êtes devenu plus intelligent et avez développé un esprit critique.

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  2. Bonjour
    Nous pouvons comparer cette situation avec la commission sur les diverses ‘ ingérence ‘ qui impacte la vie de la France … les USA agissent en prédateur … espionne , vole , trahise , manipulation , chantage , prison …etc… mais comme se sont nos ‘ maitres ‘ … ben aucune poursuite où révolte … par contre … tout est mis sur le dos des … Russes/ Chinois/ Iranien …etc…

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