De la monnaie aux jetons, les raisons de l’absurde. Le Bitcoin est une dérivée de l’inutile érigé en Valeur.

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De la monnaie aux jetons, les raisons   de l’absurde.  

Cryptofolie: ne vous y trompez pas, la folie n’est pas celle de ceux qui minent, achètent ou transactent du Bitcoin, non, elle est celle d’un système humain déréglé au point ou la production très onéreuse, gaspilleuse,  de quelque chose qui s’assimile à du vent, fut-il technologique, peut faire l’objet d’une activité dite économique.

Je trouve que ceux là, ceux qui peuplent le monde du Bitcoin,  sont presque des héros. Ils sont dignes de Camus,  ces sont des héros de l’absurde; ils vont tenter de pousser au sommet de la montagne la pierre de la Valeur, ils s’attaquent au mythe suprême, celui de la Valeur.

Ce mythe  de la valeur est au centre de notre condition sociale. Il y a quelque chose d’alchimique dans leur entreprise, qui va bien au delà de la transformation du plomb en or, mais touche à la conquête du  Graal. On n’est pas  dans le matériel ou le figuratif, mais dans sa sublimation. Ce qui se profile c’est le scintillement du phallus à moins que ce ne soit celui de son complément, pur vide entouré d’imaginaire. Le trou, le vide qui a besoin d’être comblé.

Si le souvenir de Sisyphe me vient à l’esprit c’est bien  à cause de l’absurde: le gaspillage, l’inutilité objective,  ce ne peut être qu’une punition que ce minage du Bitcoin.  Peut-on imaginer pareille débauche d’énergie pour créer quelque chose dont la seule valeur est d’être rare? Le Bitcoin est une dérivée de l’inutile érigé en Valeur.

Il faut vraiment avoir désobéi aux dieux pour mériter cela! Peut-on douter des hommes et de leur bon sens, de leur morale, au point de devoir confier à une machine dévoreuse, pure Ugolin, le soin de produire de la confiance, de la rareté pure, forme vide de tout contenu?

Car le ressort est là: c’est la méfiance  à l’égard de l’homme, à l’égard des élites qui anime la recherche du Graal des cryptomonnaies. Le succès des cryptomonnaies nous parle, il nous dit: on ne peut “LEUR”  faire confiance pour ne pas abuser de la planche à billets, il faut créer une machine, un processus, un programme, à produire … de la rareté. La vertu ne se trouve plus  chez les hommes, mais dans les machines .

Les héros de la Valeur  prennent acte de la révélation de la post-modernité, post démocratque: 1) on ne peut leur faire confiance et 2)  la Valeur n’est rien, elle n’existe pas en dehors de la tête des gens, elle est pure forme, inintelligible sauf par l’attrait qu’elle suscite.  Ils se lancent donc à la conquête du Pouvoir. Ils font chuter le dollar de son piedestal;  il en faut 9 000 pout avoir un seul Bitcoin. Nos héros  seront bien sûr un jour écrasés par la pierre, par la gravité, par le poids du réel, mais ils auront fait un tour, un tour du manège de l’absurde.

Au lieu de se révolter comme le suggère Camus, ils ont pris les faux dieux au mot, ils ont poussé encore plus loin l’absurde, au lieu de les abattre.  Ils veulent faire concurrence aux faux dieux ou à leurs pales usurpateurs, faux démiurges, vrais contrefacteurs, les Draghi, les Yellen, les Blankfein.

Puisqu’il n’y a plus rien, alors enrichissons nous sur ce rien, tel est le sens de leur entreprise. Léo Ferré disait : “il n’y a plus rien et ce rien …on vous le laisse”! Les héros du blockchain ne le laissent pas ce rien, ils  veulent ce rien. Ils ne révoltent pas, ils ne se rebellent pas, ils ne suicident pas,  non ils  poussent l’absurde de l’exploitation, de la domination, de l’aliénation jusqu’à en tirer profit… sur leurs compagnons d’infortune. C’est l’esclave gladiateur  Spartakus qui au lieu de se révolter contre ses maîtres, retourne son glaive contre  ses compagnons d’infortune.

Les cryptomonnaies constituent une pure « consumption », une offrande, un sacrifice, elles occupent la place de la part maudite du système, pur gaspillage qui devient Valeur en vertu d’une Loi divine qui est celle de l’offre et de la demande. Offre et demande qui n’ont rien d’autre à offrir que leur tautologie. Le régime ainsi créé est le comble de la frivolité de la valeur, de son caprice, elle ne réside que dans la tête de celui qui la contemple, elle est pure incarnation du marginalisme du vieux Walras et du génial Menger. Elle est ce mouvement irrésistible de nos sociétés  vers l’abstraction, vers le règne, vers la dictature du signe et son primat sur le réel. Les cryptomonnaies sont de la névrose sociale cristallisée. On est tellement dans la bouteille, derrière la grosse vitre transparente,  que l’on ne sait même plus qu’elle existe et qu’il y a autre chose. Les fous de l’asile ont pris le contrôle  du savoir médical.

Nos sociétés sont des champs de batailles. Des champs  de bataille ou les moins nombreux gagnent parce qu’ils persuadent les plus nombreux, qu’il ne faut pas se battre, qu’il faut vivre en paix, tendre l’autre joue.  Vivre couché, ce qui est pire encore qu’à genoux. C’est le combat des voraces contre les non-coriaces.

La bataille dont il s’agit, la seule, la vraie centrale pour l’homme, c’est la bataille des équivalences. La bataille pour la gestion, la maîtrise du symbolique, du monde des signes. Le Pouvoir est le pouvoir de dire et de décréter les équivalences. Dire les équivalences, de proche en proche , c’est imposer l’échelle, le système des Valeurs. C’est imposer l’ordre social.

Dire le droit pour un tribunal c’est dire la vie d’un homme équivaut à trente ans de prison. C’est dire ce que tu as produit m’appartient.  Dire l’économie c’est dire que le travail d ‘un chinois au fond de sa campagne vaut le travail d’un salarié d’Alstom. Macron vient de manifester son pouvoir ou sa volonté de  puissance hier en décrétant: je fais de l’égalité homme-femme, la priorité de mon quinquennat. Le pouvoir consiste a pouvoir décréter que deux choses différentes sont les mêmes. C’est toujours le pouvoir de faire prendre les vessies pour des lanternes bien sur; mais il s’installe et se reproduit parce que les peuples sont structurellement lâches. Ils veulent la paix, le confort, la possibilité d’échapper à l’angoisse.  Il n’y a pas de  plus grande leçon de philosophie politique que celle qui nous est donnée par Dostoievski dans les Frères  Karamazov au chapitre du Grand Inquisiteur. Et ce n’est pas jésus qui a raison, c’est le Grand Inquisiteur qui a tout compris. Les peuples aiment se vautrer dans leur faiblesse.

Les peuples ont tout accepté, non seulement l’exploitation, l’aliénation, mais aussi la confiscation, l’appropriation par des cliques  des biens communs. Comme la monnaie. Ils ont accepté  le mouvement qui a transformé la monnaie-équivalence générale venue du bas, à partir du travail, à partir de la société civile, en une équivalence dictée par les Pouvoirs. Ils ont accepté son renversement, sa dématérialisation, son abstraction. Ils ont accepté de perdre le contrôle de cette abstraction en donnant le pouvoir aux banquiers centraux, les faux prophètes  imposés par les puissances d’argent.

Les Fiat monnaies dont les maîtres, les élites, les plus ploutocrates ont rendu le cours légal puis obligatoires, sont des monnaies de crédit. Elles ne sont que le symétrique de  dettes. De ces dettes qui servent à domestiquer les peuples.  A ce titre elles ne valent que l’illusion qui subsiste, illusion que les dettes valent quelque chose et qu’elles seront honorées.

Ce mythe a évolué, il n’est plus question de rembourser les dettes, la question ne se pose plus, non il est simplement question de faire en sorte que la solvabilité apparente, soit maintenue. On a évacué la solvabilité réelle et on l’a remplacée par un signe, par un ratio magique. Autrement dit on peut s’endetter tant que la masse de dettes ne progresse pas plus vite que les productions de richesses.

Mais cela c’était avant, avant les trente dernières  années. Avant la multiplication des pains.  Le cynisme a fait progressé le système, avec la loi du plus fort, avec l’impérialisme et la lâcheté des vassaux, l’idée s’est imposée que l’on pouvait aller plus loin, c’est à dire émettre plus de dette que la capacité de production de richesse ne progressait et qu’on pouvait émettre des dettes tant qu’il y avait des imbéciles pour les accepter. C’est l’idéologie du Friedman, même pas Milton du paradis perdu.

Donc on a fait exploser les émissions, les productions et les créations de dettes. Lorsque la crise de surendettement est arrivée on a franchi une étape et bien peu en ont conscience: on a engagé le bilan de la banque centrale, on l’a inflaté, c’est à dire que l’insolvabilité est remontée au centre, au niveau du coeur du système et ce faisant on a touché le  point vital, le sang , la monnaie.

Les élites ont élaborée une nouvelle théorie qui change la nature de la monnaie, elle est maintenant simple signe, sans contrepartie, sans référent, simple digit, simple coup de clavier, on crée de la monnaie qui n’en est pas et …on change le concept de monnaie!

Elle  est simplement un signe dans un livre de comptes. Un livre de comptes sans  commissaire pour en vérifier , estampiller la sincérité. La monnaie pur signe, détachée de tout,  sauf du pouvoir des maîtres est ainsi née, c’est déjà une monnaie jeton, ou plutot ce n’est déjà plus une monnaie et c’est déjà  un jeton. Une monnaie token… mais c’est une monnaie jeton asservie au pouvoir de quelques uns, au pouvoir d’une élite qui abuse d’un bien commun ou plutôt de l’idée qui survit selon laquelle la monnaie est un bien commun.

Seule l’idée de monnaie survit, et les maîtres  tirent  encore leur pouvoir de cette survivance, du fait que les peuples n’ont pas  encore compris qu’ils n’avaient plus de monnaie, qu’ils n’avaient plus que des jetons. Les peuples vivent dans le régime ancien. Terrible développement inégal du savoir, dont les clercs, toujours traitres, sont responsables.

Si la monnaie est devenue simple token, simple jeton simple signe dont la valeur ne repose plus que sur son acceptabilité, alors un progrès devient possible, un progrès dialectique devient envisageable; pourquoi ne pas créer un jeton qui échappe au pouvoir des maîtres, à leur boulimie, à leurs mensonges, à leur propagande et à leur veulerie? Pourquoi ne pas aller plus loin  et franchir le pas  c’est à dire créer des jetons privés qui échappent à l’escroquerie des maîtres et de leurs complices ? Renversement un peu à l’image d’internet qui redonne le pouvoir aux masses, leur donne la possibilité de s’exprimer et de se  passer des médias qui diffusent la parole des maîtres.  Pourquoi ne pas  libérer ces jetons car c’est bien  de cela  qu’il s’agit et leur donner valeur exactement dans les mêmes conditions que l’on donne valeur aux monnaies, c’est à dire par leur demande, par leur acceptabilité. Par leur séduction.

Le pas  est franchi:  pour que la monnaie, pour que les jetons soient demandés il faut que l’on ait confiance et pour que l’on ait confiance il faut que leur rareté soit garantie, inviolable.

C’est la rencontre de l’évolution historique, scélérate de la monnaie détournée par les maîtres et de la technologie qui permet ce miracle.

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4 réflexions sur “De la monnaie aux jetons, les raisons de l’absurde. Le Bitcoin est une dérivée de l’inutile érigé en Valeur.

  1. Perte de sens, de bon sens, de confiance (remplacée par spéculation et défiance), perte de morale au point que les hommes se prenant pour des dieux choisissent de s’en remettre a des machines ! On est dans Matrix !

    Avec ce texte, l’évocation de Sisyphe, la question de la Valeur, vous pointez du doigt un des (nombreux) maux de notre époque, Monsieur Bertez !

    Comme Yves et T. l’existence des cryptos technos m’interpelle. Nous vivons une époque faite de risques, mais une époque passionnante.

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  2. Passionnant (comme toujours)!

    Je rejoins plus ou moins le questionnement d’Yves ci-dessus… Dans quelle mesure ces utopies (jetons) ne sont pas également sous contre des clercs?!

    La fable (le mythe fondateur) de Satoshi Nakamoto c’est bien joli mais bon… dans le royaume des fausses vérités et des fausses valeurs… Moi je n’y crois pas trop.

    Ne serait-ce pas une expérience des clercs?! Une phase de test à grande échelle et une habituation du peuple, puis un remplacement par l’équivalent « étatisé/systémisé » crypto$ et crypto€

    P.s.
    (La quantité du métal jaune est, elle, bien finie sur Terre assurément!)

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  3. Très beau texte, Monsieur Bertez.

    De façon plus prosaïque :

    -Bitcoin, c’est une tentative de monnaie libertarienne,

    -Ethereum, c’est une proposition d’un autre internet, proposition là aussi basée sur la non centralisation, sur une architecture non pas administrée, centralisée et supervisée en étoile, mais au contraire en peer-to-peer, sans superviseur autre que le code lui-même, sans superviseur disposant de super-pouvoirs sur d’autres agents,

    -ETH c’est le doigt que les idiots regardent (et achètent pour spéculer) quand le développeur travaille à créer une nouvelle lune, un nouvel internet ; pour financer son projet, il crée la monnaie ETH et la vend pour financer son projet de réseaux facilitant la création d’applications intelligentes, autonomes et cryptées,

    Inutile de préciser que ces propositions sont révolutionnaires et mettraient gravement en péril la stabilité de nos sociétés imparfaites mais vivables car regulées de façon centralisées et selon des lois, des principes,

    Imaginons que des milliers ou millions de communautés deviennent juridiquement et économiquement totalement autonomes et affranchies des lois…

    Bref, ces propositions sont des utopies et des dangers à l’équilibre actuel.

    En toute logique, soit ces technologies seront récupérées par le système actuel, y seront intégrés. Soit elles seront jugulées.

    N’est-ce pas préférable? Quel est votre analyse, Monsieur Bertez? Et celle de vos lecteurs?

    Amicalement.

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